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Jack Kerouac, Sur le chemin, Gallimard, 05/10/2023, 1 vol. (155 p.), 18€.

Sur la route, de Jack Kerouac, a été le livre culte de toute une génération. Mais, en 2007, une découverte inattendue a permis d’exhumer un tapuscrit inédit, sous forme de feuilles de papier à dessin que l’auteur avait collées entre elles pour les insérer dans sa machine à écrire, un dispositif qui lui permettait de gagner du temps. S’agissait-il de la première version de Sur la route ? Ou d’un préquel, à savoir un roman qui imaginerait les événements à l’origine de son amitié amoureuse avec Neal Cassidy, écrit en anglais, mais dans un français qui frappe le lecteur par son étrangeté ?

Des héros enfantins

Les héros du récit de Kerouac sont trois enfants, qui ont en commun la jeunesse, mais diffèrent par leur origine. Ti Dean, le protagoniste, (à l’image de Kerouac, dont il possède l’imagination) est le fils d’un soûlon de l’Ouest américain. Il évoque un cinéma, peut être à l’origine de son univers imaginaire :

Le Capricio, avec des grenailles de rayons de soleil poussiéreux filtrant à travers les grilles du guichet dans le milieu de l’après-midi somnolent, la madame aux billets rêvasseuse avec rien à faire, tandis que du gouffre humide du cinéma, frais, noir, que parfument les sièges, tandis que les bums dormaient, rugissaient les coups de feu et la cadence des sabots du monde, des cavaliers aux yeux cernés qui buvaient trop dans les bars autour d’Hollywood galopaient sous un clair de lune photographié de l’arrière d’un camion sur des routes poussiéreuses de Californie…

À ses côtés Ti-Jean, âgé de 13 ans, issu de la classe ouvrière du nord. Son père, Jean Duluoz, l’a emmené de Boston dans sa 1934 Plymouth. Sa généalogie, composée de Bretons et de Normands, présente aussi des origines amérindiennes, qui lui ont laissé “la marque des sauvages Duluoz“, ou ces fous de Duluoz, comme on les appelle, à savoir “le nez retroussé et une bouche à la lippe molle et pathétique”. Kerouac la retrace dans une longue digression. On trouve enfin Ti-Pic, (Pictorial Rewiew Jackson) d’origine afro-américaine, qui vit avec son frère saxophoniste. Les trois enfants assistent à une soirée où divers adultes, marqués par la grande Dépression, passent leur temps à boire (“juste une bouteille de whiskey c’était la seule chose dont ils avaient besoin“) et à jouer. C’est le regard de ces enfants qui oriente le récit. Un rêve fait par Dean, à la suite d’années d’errance et de vagabondage avec son père à bord des trains de marchandises où il se voit âgé de 15 ans, alors qu’il n’en a que huit, le confronte à l’avenir sordide qui l’attend. Il s’imagine vivant “dans un immense flophouse cosmique avec le vieux bonhomme et Rex et d’autres bums”, le corps déformé, le front dégarni “à la Méphistophélès”, le visage abîmé. Pourtant, “Ça, c’éta des rêves, la réalité éta plus tendre.”

Un univers multiethnique : le creuset américain

À l’hybridité et la multiplicité des langues qui se croisent dans le roman correspond une diversité ethnique. Si les personnages ont en commun d’être des laissés-pour-compte, hobos, prostituées, ivrognes qui se côtoient dans le roman, ils viennent aussi de vagues de migrations différentes. Au détour d’une rue, un personnage voit le temps “dans un vieux chaussi de delicatessen avec des mots Hebraics.” Ailleurs, on trouve un certain nombre de Chinois.

Les fils at Ching Boy, Ching Bok et Sammy Boy, éta en Bronx jail pour le meurtre d’une fille dans un hotele room avec une bouteille cossez, eux pis un autre Chinois, ils eta après se parsez leu bas sur leur ironingboard entre les bords de fer quand le soleil descenda rouge dans mles Mays de New York.

Mais interviennent aussi des Afro-Américains comme Slim Jackson, “un neigre avec une barbe à guèle“, “avec un saxophone case à la main“. Tous ces personnages jouent, fument, boivent, et parfois se droguent, comme Slim Jackson, le frère de Ti Pic, avec Ching Boy, au haschich, à l’héroïne ou à la cocaïne. Mais, à côté de ce caractère sombre de la condition humaine, lié à la misère, on trouve aussi de la joie, de l’entraide, de la chaleur, comme en témoigne ce dialogue entre Bull et Ching Boy, qui remercie ce dernier pour sa bonté, et s’excuse d’avoir tant parlé :

Ca ma pas dérangez, les affaires de tes frères. -Tes ancetrès étaient des hommes fières et fin comme toi, Ching. -Oui, et les tiens gros cœur, mince à tête, ria Ching Boy, regardant Bull par-dessu ses eyelids épaisse comme une shelfe, pour acotez ses yeux travaille fort.

Un texte en joual

Dès les premières pages, il nous semble entendre l’accent québécois, comme si une dimension tant sonore que visuelle émanait du récit de Kerouac. Pourquoi le joual, là où l’on attendrait l’anglais ? Parce que ses parents, Gabrielle Lévesque et Léo-Alcide Kirouac étaient québécois, et que l’enfance de Jack (ou Jean-Louis Kerouac) s’est déroulée dans un quartier de Lowell, Massachussetts) peuplé d’une majorité de Canadiens Français, au point que le futur écrivain, francophone jusqu’à ses six ans, n’est devenu entièrement bilingue qu’à l’adolescence.
Le roman, destiné à transcrire l’oralité, adopte une orthographe parfois fantaisiste, qu’il nomme “sound-spelling”, mêlée d’anglicismes, comme bathtub, freckles ou foam. Dans les années 1970, la France avait découvert la langue québécoise, et en particulier le parler des Acadiens avec le roman d’Antonine Maillet Pélagie-la-Charrette. D’autres, plus littéraires et confidentiels, comme Réjean Ducharme, auteur de L’Avalée des avalées, décédé récemment, avaient permis d’initier le lectorat français aux nuances de cette langue. Kerouac la décline avec son talent personnel, lui donne vie, et la travaille de façon inventive, en lui conférant une envoûtante musicalité. Les dialogues sont restitués de manière expressive :

On va allez manger dans un bon restaurant, on farra notre besogne, on wara un couple de show, ted ben le rodeo et on s’en retournera après un petit sommeil dans un hotel. Eh ! Ta mère le sarra seulement tellement pas. Il faut aider cest pauvre yiable, Guillaume m’a dit et Omer me l’a dit, son pauvres comme Job.

Le rythme des phrases, se déroulant tout au long de la page, permet de puissantes évocations poétiques. C’est vers un ailleurs que l’imagination est entraînée, avec “la locomotive du Denver et du Rio Grande teuf-teufant à fond au pied du col de la montagne”, vers ces “gares lointaines ou des hommes solitaires en mackinaws attendaient, vers de nouvelles villes de fumées et de lunchcarts”, comme le rêve “le ti Dean assis là avec ses espadrilles dégarouillées collées dans le terrain huileux et parmi les fers suintés de son destin, vers les Alhambras étincelantes de San Francisco et le brouillard des vaisseaux.”
Cette écriture hybride mêle français, anglais, expressions argotiques et formes dialectales diverses, comme dans ce portrait d’un personnage pathétique et clownesque, avec son cigare et son nez rouge, “Old Bull Baloon (parlant de solitude et du fantôme diaphané des jours) homme singulièrement solitaire et assez éphémère merci, au cours d’une de ces années était si cassé et paumé qu’il entra en partenariat provisoire avec Pomeray.”

Le roman se termine par la formule mystérieuse “Brigash, cass mi gass”, juste après le mot “fin”, qui apparaît aussi dans Maggie Cassidy, et qu’il convient de relier à l’enfance de Kerouac à Lowell.

Ce texte fascinant de Jack Kerouac permet de redécouvrir cet auteur, et ses explorations linguistiques. Non édulcoré par une traduction, le flux du récit, avec ses détours et ses digressions, entraîne le lecteur dans un voyage littéraire, au-delà du huis clos de la soirée où les enfants se rencontrent. Avec un mélange de réalisme, d’émotion et de poésie, il fait revivre tout un petit monde de marginaux captés à travers le prisme d’un regard enfantin. Une œuvre singulière, et un beau vagabondage scriptural, qui éclaire d’un nouveau jour l’œuvre de Kerouac, et suscite le désir de relire ses autres romans.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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