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Sönmez Burhan, La pierre et l’ombre, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, 09/11/2023, 1 vol. (418 p.), 25€.

- Avdo, les vivants sont parfois bons, mais les morts sont bons pour l’éternité, voilà ce en quoi je crois quand je fais une tombe. Bientôt eux aussi viendront te voir, et ils te demanderont une tombe, une belle tombe dédiée à des dieux dont tu n’auras jamais entendu parler. Tu ne leur refuseras pas, en mémoire des morts.

Quand il reçoit ce précieux conseil, Avdo, héros du roman La pierre et l’ombre de Burhan Sönmez, est un petit orphelin turc que la vie a déjà blessé et ballotté. Pris sous son aile par un maître assyrien qui va lui enseigner l’art de sculpter stèles et pierres tombales destinées à ceux qui ont trépassé mais aussi, et surtout, aux vivants qui les pleurent, l’encore enfant s’imprègne de cet art et de la philosophie qui en découle. De son maître, il apprend la patience que requiert le travail de la pierre, les signes qu’il faut savoir interpréter pour rendre aux morts l’hommage qu’ils méritent, la prudence que l’on se doit d’avoir envers les prophètes vénérés par les uns et honnis par les autres. Nous sommes alors dans les années trente et Avdo va passer sa vie à mettre en application les préceptes appris de son maître, d’abord en tant que marbrier itinérant puis en se fixant dans un cimetière d’Istanbul dont il est à la fois le gardien et le préposé à la sculpture des pierres tombales. C’est d’ailleurs sis dans ce cimetière que nous le rencontrons au début du roman, quinquagénaire fatigué, vivant chichement au sein même de la nécropole, entre un chien fidèle et quelques humains de passage qui semblent toujours osciller entre le mode des morts et celui des vivants, entre le présent incertain des années quatre-vingt et un passé souvent douloureux.

Fait de flash-back permanents entre présent, passé récent ou plus ancien, le roman de Burhan Sönmez flotte au vent des époques, conduit par les souvenirs d’Avdo dont on découvre peu à peu la vie faite de petites joies et de grands malheurs, d’attention permanente à l’Autre mais d’un seul grand amour. Tout s’entremêle, l’air de rien, chaque rencontre, chaque évènement semblant initialement déconnecté des autres mais finissant par s’y lier avec la force romanesque qui fait les œuvres remarquables.

Car, ne nous y trompons pas, La pierre et l’ombre n’est pas un bon roman mais bien un grand, un très grand roman. Quand la jeune harpie Reyhan pénètre, apeurée, au sein du cimetière sur lequel veille Avdo, nous, lecteurs, sommes bien loin d’imaginer que le hasard n’y est pour rien ou presque et que les destins de tous les personnages vont finir par s’entremêler en fils successifs que tisse l’écheveau expert de Burhan Sönmez.

Ce dernier ne se contente pas d’ailleurs de mettre sa maestria au service unique de l’intrigue romanesque mais il la dédie aussi, au travers de sa narration en couches temporelles superposées, à nous dire l’histoire de la Turquie au travers du XXe siècle, histoire violente s’il en est, soumise aux grands mouvements géopolitiques internationaux et à ses propres problématiques intrinsèques.
Lui-même autrefois victime de cette violence puisque emprisonné à cause de ses activités d’avocat spécialisé en Droit de l’Homme (il a notamment défendu la romancière Asli Erdogan), Burhan Sönmez dit son pays sans jamais le juger mais en s’attachant à faire entendre la voix des plus faibles et des opprimés.

La poésie n’est jamais absente qui colore chaque description, chaque portrait d’une douce mélancolie et nous donne toujours à entrevoir la petite lueur qui scintille même au bout des plus sombres tunnels. À sa manière, Burhan Sönmez est un artisan qui, pareil à son sculpteur de héros, extirpe d’un matériau dur et ingrat, l’œuvre qui allégera nos peines et nous accompagnera longtemps. Il est, incontestablement, le grand auteur d’un grand roman.

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Chroniqueur : Alain Llense

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