Virginia Woolf, De la lecture et de la critique, suivi de : Les fruits étranges et brillants de l’art, Essais choisis, traduits et présentés par Sylvie Durastanti, Les Belles Lettres, 03/03/23, 280p, 13,50€.
La réédition de textes d’écrivains auxquels nous n’avions plus accès constitue un bonheur rare. Ceux de Virginia Woolf ne font pas exception. En effet, les éditions Les Belles Lettres en ont rassemblé plusieurs, dont deux majeurs, De la lecture et de la critique et Les fruits étranges et brillants de l’art, qui constituent un défi stimulant pour le lecteur en ce début d’été.
L’univers immersif de la lecture
Le texte qui ouvre le livre commence par décrire la bibliothèque de l’écrivain, dans la maison familiale. Ce havre destiné à la lecture donne sur la campagne anglaise, permettant ainsi à l’auteur de se livrer à des considérations poétiques sur la beauté de la nature. Cette réalité environnementale a pour particularité de venir s’intégrer à l’univers du livre, déclenchant l’imagination de l’auteur :
Debout à la fenêtre, le regard plongeant dans le jardin, j’entendais le doux murmure de tous ces livres vivants remplir la pièce. Mer profonde, en effet, que le passé, marée destinée à nous entraîner et nous engloutir. Effectivement, les joueurs de tennis semblaient presque transverbérés déjà, tandis qu’ils remontaient par la pelouse jusqu’à la maison, au terme de leur partie.
Le lyrisme de l’écrivain repose sur des métaphores, comme celle, maritime, qui parcourt son œuvre, ou sur les mots précieux, “transverbérer”, “se brésiller”, dont on ne sait s’il désigne la fragmentation des nuages ou leur teinte rouge brésil, le terme étant polysémique. Elle évoque avec sensibilité et poésie une chasse aux phalènes, qui, menée dans l’obscurité, s’apparente à une aventure périlleuse. Elle livre un beau portrait de Sir Thomas Browne, auteur dont le plus célèbre ouvrage figure dans tous les foyers anglais, “tout pénétré…du mystère et du miracle des choses”, avec sa curiosité inlassable, son imagination “de taille à déplacer des pyramides” et sa capacité d’émerveillement, sans en omettre les faiblesses. Tour à tour, elle compare les lectures de Cervantes et de Thomas Hardy, ou médite sur la beauté.
Repenser la critique
Le second opus, plus bref que le précédent, s’ouvre sur une métaphore : des badauds érigés en voyeurs observent des femmes dans des vitrines, en train de ravauder de vieux vêtements. Virginia Woolf les compare aux critiques littéraires, dans un texte ouvertement polémique. Elle met en évidence leur rôle sur les ventes, et assimile ceux du XIXe siècle à des parasites ou de la vermine vivant sur le dos des auteurs. Trop nombreux, et dévalués, ils s’avèrent néfastes tant pour les écrivains que les lecteurs et les éditeurs. Elle analyse aussi la souffrance des auteurs et leurs difficultés face aux critiques négatives. Enfin, elle propose de repenser la relation entre auteur et critique en s’inspirant du modèle médical. Le critique deviendrait alors un expert littéraire, humaniste, dont elle énumère les avantages, qu’elle valorise ainsi :
En supplantant les quelques phrases à l’emporte-pièce flatteuses ou assassines – passant aujourd’hui pour critique littéraire –, le système de l’Etripeur et du Priseur économisera de la place. Soit quatre ou cinq mille mots en un mois ou deux. Et un chef de rubrique disposant de cet espace pourra non seulement y exprimer le respect qu’il vous à la littérature, mais bel et bien le prouver.
L’émergence des femmes : un plaidoyer féministe
Dans Les fruits étranges et brillants de l’art, Virginia Woolf aborde la question de la créativité féminine, plus sporadique que la masculine, et essentiellement dédiée à l’écriture romanesque. Elle constate que le système patriarcal de la société anglaise se caractérise par l’absence de créativité et le silence des femmes. Ces dernières, confrontées aux travaux du quotidien, manquent de temps mais aussi d’expérience dans certains domaines pour laisser s’épanouir librement leur créativité. Elles souffrent du traitement qui leur est infligé quand elles défendent leurs droits. La répression qui s’exerce à leur égard produit un effet négatif, d’autant qu’elles subissent la tyrannie de leur propre sexe.
C’est pourquoi elles doivent trouver leur propre phrasé, différent de l’écriture masculine. Virginia Woolf aspire à ceux qu’elles s’affranchissent de l’opinion des hommes pour chercher leur propre système de valeurs, fondé sur une nécessité de vérité et d’authenticité. Elle rêve d’un âge idéal où les femmes jouiraient, pour écrire, “de temps libre, d’une indépendance matérielle et d’une chambre à soi”, la dernière expression renvoyant à l’un de ses propres titres. Elle répond aussi vertement aux critiques de certains hommes qui dénient aux femmes des capacités intellectuelles, et ajoute que si la carrière littéraire leur est ouverte, c’est parce que le papier ne coûte pas cher. Avec un certain humour, elle se moque d’elle-même, ou du moins de cette partie de soi qu’elle nomme l’Ange du Foyer, qui fait obstacle à sa vocation d’écrivain en lui insufflant un sentiment destructeur de culpabilité. On retrouve cette forme d’autodérision très britannique dans des passages où elle évoque son expérience professionnelle de jeune femme gâtée, qui avec un premier argent achète un chat persan, puis devient romancière pour s’offrir une voiture. Elle dénonce les stéréotypes des hommes écrivant sur les femmes, qui les représentent comme des hommes travestis, ou ce qu’ils aimeraient être, puis les préjugés que ces dernières doivent vaincre pour exercer des métiers d’hommes.
Célébration des femmes d’exception
Enfin, le livre se penche sur quelques figures féminines, dont elle attribue en partie l’émancipation à l’avènement du machinisme. Jusque-là, leur vie restait étroitement liée à leur foyer. Elle leur rend hommage dans la dernière partie, où se côtoient divers portraits saisissants : la fantasque duchesse de Newcastle, passant sans transition de la féérique reine Mab à l’invention d’un système philosophique, Aphra Behn, qui veuve dut vivre de sa plume, ouvrit la voie de l’écriture aux femmes de la bourgeoisie, et fut enterrée à Westminster, Eliza Haywood, “un auteur du passé mais auteur encore inexploité”, quittant son époux pour subvenir aux besoins de ses deux enfants en écrivant des romans à l’eau de rose, Mary Wollstonecraft, dont l’enfance et la jeunesse difficiles avaient forgé le caractère indépendant et revêche, consacrant sa vie à lutter contre l’injustice, séduite par le modèle de la Révolution française, puis mourant en couches à 36 ans, Jane Austen, à la personnalité tout en contrastes qui se retrouve dans son œuvre, et “dont les romans révèlent fréquemment les mêmes contradictions”, aussi impitoyable qu’humaniste, mais excellant à la satire. Virginia Woolf compare son travail d’écriture à celui d’un oiseau, qui amasse inlassablement des fétus de paille pour construire un nid, car elle traite des banalités de la vie avec une justesse et une perfection inimitable, associées à une grande profondeur, et qui meurt au moment où sa célébrité commence. Elle évoque dans deux chapitres les sœurs Brontë, puis Elisabeth Barrett Browning, Elizabeth Gaskell, George Eliot, Christina Rossetti, Mary Augusta Ward, Ella Wheeler Wilcox, Olive Schreiner, Katherine Mansfield, Dorothy Richardson ou Marie de Roumanie, dont elle analyse l’œuvre avec autant d’intelligence que de finesse.
D’une étonnante modernité, le texte de Virginia Woolf préfigure les avancées des années 1970, et en particulier les revendications en matière d’écriture féminine. Superbement écrit, il offre un regard précieux sur la lecture et l’écriture, reflète la sensibilité d’un auteur tout en nuances, capable de lyrisme poétique comme de vivacité polémique, qui nous révèle autant sur son œuvre que sur celles qu’elle célèbre. Un magnifique livre, trop longtemps oublié, à redécouvrir d’urgence.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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