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Samir Kacimi, Le triomphe des imbéciles,

Samir Kacimi, Le triomphe des imbéciles, roman traduit de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia Actes Sud / Sindbad, 03/04/2024, 1 vol. (300 p.), 23€

Samir Kacimi signe avec Le Triomphe des imbéciles une charge surréaliste et jubilatoire contre l’absurdité des pouvoirs et la bêtise humaine. Par un jeu de miroirs saisissant entre rêve et réalité, il nous offre un portrait au vitriol de l’Algérie contemporaine, dont l’universalité grinçante n’a d’égale que la virtuosité de son écriture.

Samir Kacimi dynamite le réel

Dans son dernier opus, Le Triomphe des imbéciles, l’écrivain algérien Samir Kacimi confirme avec brio son statut d’électron libre des lettres arabes. Journaliste et romancier, il a fait de la satire politique et sociale sa marque de fabrique, comme en témoignaient déjà “L’Amour au tournant” (2017) ou “Un jour idéal pour mourir” (2020). Avec ce nouveau roman, traduit avec maestria par Lotfi Nia, Kacimi franchit un cap dans l’art de dynamiter le réel par l’absurde, convoquant tour à tour Kafka, Cervantès ou Boulgakov, pour mieux disséquer les aberrations de l’Algérie contemporaine.
L’intrigue se déploie dans un savant entrelacement entre rêve et réalité, brouillant les frontières du vraisemblable. Le président paraplégique Djamel Hamidi, archétype du despote impotent, fait un songe étrange où il voit défiler ses anciens voisins du quartier populaire de Duc-des-Cars. Au réveil, une mystérieuse épidémie d’illettrisme frappe le pays, tandis que des manifestations éclatent, habilement manipulées par son rival, l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles. “Le rêve de Monsieur le président n’était pas le sien, c’était celui de Monsieur le président. On ne parle que de ça, aussi bien en public qu’en privé“. Samir Kacimi excelle dans ce jeu de miroirs pour mieux dénoncer le cynisme et les tromperies du pouvoir, comme le souligne cette réplique assassine : “Une illusion chasse l’autre. Le peuple (c’est dans son essence) ne désire se réveiller que pour se retrouver dans une illusion plus grande“.

Ingérences néocoloniales et servitude volontaire

Cette critique acerbe des manipulations politiques trouve son paroxysme dans la “fausse révolution” orchestrée par l’Homme-aux-Nombreuses-Médailles et son âme damnée, le colonel Saïd Dib. Leur machination machiavélique n’a d’autre but que de placer une nouvelle marionnette à la tête de l’État, sous la coupe de l’ancienne puissance coloniale : “Nous suivrons la méthode de l’Homme-Minuscule. Il disait toujours que le peuple ne cherchait pas un président qui règle ses problèmes mais simplement un homme qui lui donne l’illusion de détenir la solution“. Par ces mots cinglants, Samir Kacimi épingle avec justesse les ressorts de la servitude volontaire et la permanence des ingérences néo-coloniales.
Mais au-delà de cette critique politique, c’est toute une galerie de portraits hauts en couleur que dépeint Samir Kacimi, brossant une fresque impitoyable d’une société gangrenée par la corruption et la bêtise. Du fonctionnaire zélé Ibrahim Bafaloulou à l’escroc Issam Kachkassi en passant par Salem dit “Le Chameau”, clone grotesque du président, tous ces personnages sont à la fois risibles et pathétiques, suscitant chez le lecteur un rire amer. L’auteur manie avec jubilation l’art de la caricature, comme l’illustre ce savoureux croquis : “Indépendamment de son nez épaté, terminé par deux énormes narines débordant d’une broussaille de poils, Salim Ghachi ressemble à un chameau. Dromadaire… Chameau… Difficile à dire“. Pourtant, derrière l’outrance et la bouffonnerie, pointe toujours une tendresse pour ces antihéros piégés dans l’absurdité kafkaïenne d’un système qui les dépasse.

Un épilogue surréaliste

L’auteur n’épargne personne dans cette farce grinçante, pas même les intellectuels et les artistes, prompts à se vendre au plus offrant. Ainsi de ce “sculpteur plagiaire [qui] a, lui aussi, recouru aux artifices de l’art pour transformer les statues de Djamel Hamidi, leur ajoutant une bosse double pour les façonner à l’image du nouveau président”. Ou encore de Dalila Guendriche, écrivaine virtuelle imaginée par Issam Kachkassi pour gruger “l’armée des imbéciles” des réseaux sociaux : “Plus ce qu’on publiait était mauvais, plus on avait de chances d’être accepté dans cette armée qui comptait cinq mille membres au bout d’un mois d’existence“.
Samir Kacimi pose en filigrane des questions universelles sur les dérives du pouvoir et la bêtise humaine. Le roman se clôt sur un épilogue surréaliste qui fait office d’ultime pied-de-nez à l’irrationalité du monde. Sans dévoiler les surprises que nous réserve ce dénouement aussi imprévisible que grinçant, disons simplement qu’il pousse jusqu’au bout la logique de l’absurde, dans une ultime pirouette qui mêle le tragique au burlesque. Par cette conclusion en forme d’apologue, il semble nous mettre en garde contre les périls de la crédulité et de l’ignorance, terreau des tyrannies de tous bords. Il réaffirme avec force son projet qui est de montrer que la bêtise est la seule chose éternelle, s’incarnant à chaque époque dans de nouveaux avatars. Un avertissement salutaire, délivré avec l’humour ravageur qui est sa marque de fabrique.

Entre satire politique, fable philosophique et comédie loufoque, Le Triomphe des imbéciles est un roman aussi inclassable que jubilatoire. Samir Kacimi y déploie une inventivité verbale et un humour ravageur qui n’appartiennent qu’à lui, à l’image de ces aphorismes qui émaillent le récit : “Dans un pays comme celui-ci, l’idéal c’est de disposer d’un peuple imbécile qui se croit malin, tu pourras lui monter sur le dos en lui faisant croire que c’est toi qui le portes“. Brillant styliste, il redonne ses lettres de noblesse à la satire en brossant un portrait décapant de l’Algérie contemporaine, miroir grossissant de l’absurdité universelle. En cela, il s’inscrit dans la lignée des grands maîtres de l’humour noir et de la caricature, de Rabelais à Goya, de Swift à Heller. Gageons que ce roman fera date dans les lettres arabes et au-delà, offrant un contrepoint salutaire et irrévérencieux à une époque qui en a bien besoin.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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