Boualem Sansal, Vivre. Le compte à rebours, Gallimard, janvier 2024, 240 pages, 19€
Vivre. Le compte à rebours raconte les activités et les réflexions dans lesquelles quelques humains – « les Appelés » – s’investissent avec passion pour sauver une partie de l’humanité – « les Élus » – alors qu’ils disposent de 780 jours avant que, « comme toutes choses dans l’Univers, la planète Terre meure dans des explosions de lumière incandescente ».
D’une écriture gouailleuse et caustique, également pleine de tendresse pour l’énergie débordante déployée par le petit noyau « d’Appelés » Boualem Sansal nous transporte au fil d’un récit passionnant qui donne une force romanesque au compte à rebours fixé télépathiquement par la mystérieuse « Entité », tout en portant un regard aiguisé sur notre condition de Terriens et Terriennes.
Boualem Sansal décrit des personnes ancrées dans un espace-temps tellurique – aujourd’hui très densément innervé par l’Internet et les réseaux sociaux – se trouvant confrontées à un espace-temps intergalactique – toujours largement incommensurable pour l’esprit humain – d’où, soudainement, on leur enjoint de prendre des décisions concernant leur disparition ou leur survie en tant qu’êtres vivants.
Être des « Appelés » au XXIe siècle
Le même jour, à différents endroits de la Terre, les quelques « Appelés » sont contactés par « l’Entité » pendant leur sommeil. Troublés et inquiets, mais également captivés, ils prennent très au sérieux le message délivré par celle-ci et ressentent rapidement le besoin impérieux de se recenser afin de relever l’immense et difficile défi pour lequel ils viennent d’être sollicités : identifier celles et ceux des Terriens et Terriennes qui seront sauvés le jour J.
Tandis que Paolo – le narrateur, agrégé de mathématiques enseignant à l’université – marche seul dans Paris, totalement accaparé par le message de « l’Entité », il aperçoit, sur une fenêtre d’immeuble, une pancarte avec l’inscription « J-780 ». Il comprend qu’il s’agit d’un signe de reconnaissance entre « Appelés » et rentre donc en relation avec Jason, un Américain, cadre dans les systèmes de guidage électronique.
Tout d’abord, bien que constatant des points communs dans leurs visions nocturnes respectives intervenues à J-780, Paolo et Jason pensent qu’ils doivent être prudents avant de se lancer dans l’opération de désignation des « Élus ». Considérant que, du moins pour le moment, « leur histoire n’étant pas un sujet de discussion mais de foi ou de folie », ils se demandent « quelle oreille accepterait de les entendre ? »
Puis, épaulés par Helen, particulièrement efficace dans la recherche d’informations sur Internet, Paolo et Jason se constituent une solide documentation, autant ésotérique que scientifique, sur l’Univers, les ovnis et les extraterrestres … Au moment où Paolo fait face au scepticisme amusé, sinon à la franche hostilité, de ses collègues universitaires « rejetant d’emblée ce qu’ils ne comprennent pas » et que Jason doit affronter ses employeurs qui lui reprochent d’être moins performant, en naviguant sur les réseaux sociaux, ils rencontrent Samuel, un étudiant en littérature, écologiste et adepte des stages de survie. Cette rencontre avec un nouvel « Appelé, sorti tout droit des bois de l’Amérique profonde » donne un bel élan à leur mission de sauvetage.
Alors que désormais des institutions telles que la CIA, Le FBI et le Pentagone mais aussi la DST… sont « amicalement » au courant de leurs démarches tout en ne manquant pas, bien sûr, de les surveiller de près, avec l’aide décisive de Camille Mo, étudiante de Paolo, originaire des îles du Pacifique et « surdouée », à J-300, « les Appelés » décident d’utiliser la vidéo en ligne pour recruter « les Élus » : plutôt que d’avoir à les sélectionner, ils proposent que ceux et celles qui souhaitent embarquer sur le vaisseau intergalactique afin de rejoindre la nouvelle planète, baptisée Terre Neuve, le fassent savoir. Doutant de l’intérêt des Terriens et Terriennes pour le grand départ, ils font l’hypothèse que beaucoup ne seront pas intéressés ; mais, enthousiastes, les candidats et candidates affluent jusqu’à provoquer un bug informatique géant qui interpelle les différents gouvernements et accroît leur animosité à l’égard des « Appelés ».
La question de la sélection des « élus »
Avant de retenir la vidéo, Paolo, Jason, Samuel et les quelques autres se sont ardemment questionnés sur la manière la plus adéquate de sélectionner les futurs « Élus ». Notamment, Paolo a préalablement pensé que « s’il s’écoutait et que s’il en avait le pouvoir souverain il ordonnerait la mise à mort d’un bon quart de la population mondiale : les dictateurs, les assassins, les violeurs, les tortionnaires, les terroristes, les islamistes, les pédophiles, les riches qui ne paient pas leurs impôts mais aussi tous les mesquins et les casse-pieds… ». Mais revenant vite à la raison, il se dit qu’« on ne tue pas les gens parce qu’ils appartiennent aux catégories responsables de nos malheurs ; on les livre à la justice en la priant de faire son travail ».
Les « Appelés » décident alors d’être modestes et de s’adresser à « ceux qui savent » pour arrêter la bonne stratégie de sélection. Le philosophe et l’expert des catastrophes naturelles consultés contestent, en le ridiculisant, le message délivré par l’Entité. Le premier rappelle qu’en 1988 le GIEC, « installé quelque part dans la stratosphère onusienne » a déjà annoncé le compte à rebours mais qu’il ne cesse de se heurter « au scandale moral et écologique sans remède » que sont les humains. « Un peu philosophe », le second souligne qu’il est naïf d’imaginer que si nouvelle planète il y avait, les humains seraient capables de cohabiter harmonieusement et pacifiquement. Selon lui, « de sauveurs vénérés et pionniers admirés, les Appelés deviendront des conquistadors avides et cruels et seront parmi les premiers milliardaires de Terre Neuve ».
Les représentants des différentes religions ont, quant à eux, précisé qu’idéalement « les Élus » devaient prioritairement être leurs propres fidèles », mais qu’objectivement il faut refuser le sauvetage car « l’Entité offre une solution qui va nous achever ; nous allons tous nous entretuer au pied du vaisseau dans une terrible guerre de religion ».
Finalement, « les Appelés » estiment donc que le mieux est de faire confiance à celles et ceux qui prévoient d’embarquer sur le vaisseau intergalactique avec la conviction qu’elles et ils s’apprêtent à faire le grand saut « dans les merveilles infinies de l’Univers », comme le suggère leur explosion de joie sur la toile. D’ailleurs, les attaques venues de divers horizons religieux et politiques dont elles et ils sont destinataires, de même que les appels protecteurs à la modération émis par les « Appelés » ne les freinent en rien !
De la Terre à Terre Neuve : faire ou non table rase du passé
Les démarches à entreprendre en tant qu’« Appelés » assumés, comme la « belle moisson de candidats et candidates au départ d’où sortiront les élus en respectant la structure sociodémographique de la population mondiale », amène les premiers à s’interroger, entre autres sujets, sur le sort de la mémoire accumulée par les Terriens et Terriennes après l’embarquement sur le vaisseau intergalactique.
Paolo se demande notamment « ce que vivre sur Terre Neuve voudra dire quand notre monde aura cessé d’exister », ce qu’il en sera si nous « perdons tout lien vivant avec le passé ». Selon lui, il convient de quitter la Terre « avec nos sources de vie bien gardées dans les grandes bibliothèques nationales et sur Internet ». C’est ainsi qu’à J-30, non sans être dans la panique, « les Appelés » appellent les candidats et candidates au grand départ « à se lancer dans le sauvetage de la mémoire humaine » !
Le peu de temps restant avant J0, ne permet notamment pas de tenir compte de la remarque d’un aspirant « Élu », philosophe de son métier, qui souligne « qu’il serait sûrement mieux que nous quittions cette Terre en ayant fait le vide dans nos têtes ». Or, le débat complexe entre « se fondre dans le nouveau monde en se nourrissant de sa seule énergie » et « s’y rendre avec son passé » n’a donc pas lieu.
Et, plusieurs milliards d’années après la disparition de la Terre, on ne sait toujours rien sur le lieu où « les Élus » ont été déposés. La découverte du texte Vivre. Le Compte à rebours, rédigé par Paolo, conduit à faire la fragile hypothèse qu’au contact des « Appelés, l’extraordinaire intelligence du vaisseau intergalactique est partie dans une direction parmi les plus invraisemblables, stockées dans ses mémoires quantiques »…
Le roman de Boualem Sansal montre combien la fondation d’une humanité nouvelle, enfin débarrassée de la domination et des personnes nocives qu’elle fabrique, ne va pas de soi, loin s’en faut ! Il aborde également la vertigineuse thématique philosophique des liens entre l’Univers et les humains, suggérant que la quête de compréhension et de maîtrise de ceux-ci par les seconds est généralement « une douleur sans fin » que la production conséquente d’hypothèses et de théories n’est pas encore parvenue à calmer.
Chroniqueuse : Eliane le Dantec
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