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« Il y a place pour de beaux rêves à côté de la plus cruelle réalité » : c’est à cette pensée d’Etty Hillesum dans  » Une vie bouleversée », que l’on pense à la lecture de « Voyage au bout de l’enfance ». Rachid Benzine, avec la plume concise et incisive qu’on lui connaît, y raconte, à hauteur d’enfant et avec un ton conjuguant poésie et réalisme, toute l’horreur des camps où s’entassent, dans l’attente d’un improbable rapatriement, les familles embrigadées par Daesh. Un livre dont on ne ressort pas indemne, et qui invite, avec urgence, à redéployer notre humanité et à renouer avec notre responsabilité.

De Sarcelles au camp de Al Hol, en Syrie kurde, de ses récitations de poésie pour son instituteur M. Tannier à celles du Coran pour un émir du califat de Daesh, de ses rêves d’enfant aux épreuves qui les fracassent : c’est là le voyage de Fabien, l’enfant qui nous prend la main pour nous ouvrir les yeux sur cette terrible réalité face à laquelle nous sommes au mieux impuissants, au pire indifférents. Celle des familles parties rejoindre les rangs de l’Etat Islamique, et qui sont aujourd’hui retenues, enfants compris, dans des camps où la violence le dispute à l’insalubrité.

Le décalage entre la voix de l’enfant, qui dit les choses avec simplicité et naïveté et la dureté de ce vécu, constitue toute la force de ce roman. Ce regard qu’il porte sur le monde, un regard totalement « formaté » par l’amour de la poésie et plus particulièrement de Prévert qu’il affectionne, rend encore plus difficile à lire tout le sordide de sa situation. En montrant à travers le regard d’un enfant qui n’est pas encore conscient de tous les enjeux (on le voit quand il parle de la guerre), la cruauté de ce qui se joue (des familles déchirées quand les enfants sont autorisés à rentrer mais pas leurs parents, la cruauté aussi de ce qu’a fait le califat à ses opposants et dont l’enfant est témoin), le récit nous confronte au décalage entre la violence de ce que des choix politiques et individuels imposent, et l’innocence d’un enfant qui les vit sans rien y pouvoir.

Rien y pouvoir, hormis la capacité à continuer de rêver, et à conjurer le réel par le recours aux mots et à la poésie. Jamais, même au cœur de l’horreur, Fabien ne renonce à la beauté des mots. Il recompose, au gré des circonstances, tantôt « Le cancre », tantôt « Barbara », pour tenir face aux événements qui le brisent. Grâce à la poésie, grâce au souvenir de son instituteur, Fabien reste Fabien jusqu’au bout, il est assailli par le réel mais jamais détruit par lui. À travers cet enfant capable de rester enfant jusqu’au bout, capable de s’émerveiller et de recourir au beau en toutes circonstances, Rachid Benzine nous éveille à notre propre conscience parfois oubliée : celle de notre intériorité, qui a elle aussi des recours insoupçonnés pour résister aux aléas de la vie, et trouver des langages pour sur-vivre ou mieux vivre (la musique, la littérature…) C’est cela qui permet aux hommes de ressentir et accueillir autrement les manifestations de haine ou de violence : l’âme qui n’oublie jamais le Beau ne peut jamais être vaincue par le Mal, elle ne peut jamais abdiquer de sa grandeur face à lui. Cela rappelle Etty Hillesum, Anne Franck, le film  » La Vie est belle », toutes ces créations qui ont montré comment la façon qu’a chaque homme de vivre les choses comptait plus que les choses qu’il avait à vivre. Paul Claudel disait : « il y a des yeux qui reçoivent la lumière et il y a des yeux qui la donnent » : Fabien est de ceux qui la donnent, par la façon dont il dit le monde, et même au cœur des conditions les plus sordides. Et il nous rappelle que nous pouvons tous le faire aussi.

L’autre conscience qu’il vient secouer en nous, c’est aussi celle de notre responsabilité devant ces enfants oubliés. Il y a, derrière ce roman au souffle puissant, un vibrant plaidoyer pour l’action politique. « C’est affreux quand les parents ont peur de leurs enfants », dit Fabien à un moment, évoquant ces mères qui craignent que leur enfant ne révèle leur désir de quitter Daesh. La France n’est-elle pas aujourd’hui telle un parent lui aussi effrayé par ses propres enfants, qui n’ont commis aucun crime mais héritent comme une malédiction de celui de leurs parents ? Le fait que Fabien reste si attaché au souvenir de son école et à son amour de Prévert, qui fait partie du terreau mémoriel autant qu’affectif sur lequel se construit une identité commune, montre combien l’école reste le ciment où se coulent tous les rêves. On y revient toujours. Et les enfants comme Fabien, qui attendent aujourd’hui dans des camps syriens, devraient pouvoir y revenir. Eux aussi.

Hanane HARRATH
contact@marenostrum.pm

Benzine, Rachid, « Voyage au bout de l’enfance », Le Seuil, « Cadre rouge », 7/01/2022, 1 vol. (96 p.), 13€

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Rachid Benzine à LA GRANDE LIBRAIRIE

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