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Carlos Fonseca, Austral, traduit de l’espagnol (Costa Rica) par Alexandra Carrasco-Rahal, Gallimard, 12/10/2023, 1 vol. (236 p.), 20€

Il existe deux écrivains nommés Carlos Fonseca. Le premier, espagnol, est né à Madrid. Le second, Costaricain, vit et travaille à Londres. Tous deux écrivent sur la mémoire, mais c’est du second, dont le livre, Austral, publié aux éditions Scribes, s’avère d’une stupéfiante beauté, que traitera cette chronique. Dès l’ouverture, il se place sous l’égide de deux grands auteurs, prix Nobel de littérature, Tomas Tranströmer, dont il cite quelques vers, et Elias Canetti, avec un extrait de son texte Les voix de Marrakech, deux citations qui mettent l’accent, l’une sur le langage privé de mots, comme “les traces de pas d’un cerf dans la neige“, et l’autre sur les langues oubliées. Ces thématiques se retrouvent dans Austral, qui met en miroir deux personnages en apparence condamnés au silence, Aliza Abravanel, à la suite d’une hémorragie cérébrale, et un Indien étrange qu’on appelle le Muet.

Un récit à la structure complexe

Julio Gamboa, le protagoniste, reçoit un jour une lettre l’informant de la mort de son amie Aliza. Cette dernière a émis le souhait qu’il se charge de publier son ultime manuscrit. Il traite en particulier du père de l’écrivaine, séduit par le travail d’un anthropologue, Karl-Heinz Von Mühlfeld s’efforçant d’empêcher la disparition des cultures indigènes. Le livre évoque aussi un fait réel, objet des recherches de ce dernier, la fondation par les nazis, dont la sœur du philosophe Nietzsche, de Nueva Germania, une colonie allemande en pleine jungle paraguayenne. Le roman est construit comme un périple qui conduit le héros jusqu’à une communauté d’artistes en Argentine, où réside Olivia, l’expéditrice de la lettre, puis au Guatemala, en Amazonie et à Nueva Germania, mais insère également le texte écrit par Aliza, dans une fascinante mise en abyme.

Elisabeth Förster-Nietzsche et son mari Bernhard Förster avaient pris la tête de la migration des quatorze familles germaniques à l‘origine de la fondation de cette petite colonie aryenne sur les bords de la rivière Aguaray.

Les italiques permettent d’isoler le texte d’Aliza du reste de la narration, en lui conférant une présence particulière. Le roman est construit comme une enquête de détective. Il unifie un certain nombre d’éléments hétérogènes qui permettent au lecteur de recomposer l’histoire racontée. Manuscrits, photos, enregistrements sonores, composent la trame du récit et permettent de relier des lieux et des personnages éloignés.
Il se divise en trois parties : “Une langue privée”, “Dictionnaire de la perte”, et enfin “Théâtre de la mémoire”, qui permettent de comprendre la visée d’un récit parfois labyrinthique. Les personnages du roman se trouvent confrontés au deuil, à l’absence, à la disparition. De manière poignante, le langage, l’écriture mais aussi le silence s’efforcent de convoquer les souvenirs, de réactiver la mémoire perdue. Le point de départ du récit est une photographie de Man Ray, dont le titre initial, plutôt mystérieux Elevage de poussière, a été barré et remplacé par la mention : Humahuaca, Argentine. C’est cette carte postale qui stimule, dès l’origine du récit, l’imagination du personnage. En la déchiffrant, il croit apercevoir un désert vu du ciel, avec des collines de sel, des wagons de salpêtre, une usine, avant de constater qu’il s’agit juste d’une vitre sale et poussiéreuse.

La quête des personnages : un monde d’oppositions

Aliza est l’autrice d’une Tétralogie, dont le titre paraît renvoyer à Wagner, et faire écho à la communauté de Nueva Germania, mais son propos s’avère tout autre. Dans le manuscrit qu’elle lègue à Julio elle évoque Karl-Heinz Von Mühlfeld, jadis brillant, aujourd’hui épuisé par sa quête, qui rappelle certains héros des films de Werner Herzog, venus se perdre dans la moiteur de la jungle. Les vestiges de la colonie allemande attestent eux aussi le passage du temps, et plus particulièrement le piano vermoulu d’Elisabeth. Le fantasme de pureté de la race et des langues, porté par son époux, un homme qui brave le danger finit, avec le temps, par s’enliser dans un décor hostile, décrit par Carlos Fonseca de façon saisissante :

Poursuivant son fantasme qui entraînerait son pays dans la Shoah et la ruine, cet homme à la barbe fournie et au regard lugubre, vêtu d’une redingote classique, une croix de fer à la boutonnière, avait franchi les marécages fangeux du Chaco et les eaux du fleuve Paraguay, évité caïmans, serpents et phlébotomes jusqu’à une plaine fertile, au confluent des rivières Aguaray-mi et Aguaray Guazu.

L’auteur mêle des personnages réels, la sœur de Nietzsche retournant en Allemagne pour gauchir la pensée de son frère en la faisant dériver vers l’eugénisme, à d’autres fictionnels, comme Von Mühlfeld persuadé que “toute culture est le produit du métissage et de la contagion.” A ses côtés, un Indien nommé Juvénal Suarez, toujours impeccablement vêtu de lin sombre. En lisant Aliza, Julio, au cours de son périple, prend conscience de la rencontre entre la souffrance juive et la souffrance indigène, deux catégories de personnes soumises à différentes formes d’extermination. Marqué par la culpabilité, Von Mühlfeld avait cherché l’expiation dans “ce patelin perdu dans la plaine paraguayenne, où des hommes blancs paraient guarani et des indigènes allemands.” Mais on trouve aussi des noms d’artistes authentiques comme Nancy Holt, Robert Smithson, Walter De Maria et Michaël Heizer, qui avaient pour point commun d’aller se perdre dans les vastes espaces de l’Ouest, pour créer un art à une échelle différente, dont l’esprit rejoint la tétralogie écologique d’Aliza.

Langues et mémoire

Si Aliza est surnommée la Muette, en raison de son aphasie, Juvénal Suarez, appelé le Muet, constitue son double silencieux. Le roman les présente comme un miroir l’un de l’autre. Le livre constitue une réflexion sur la perte des mots, comme c’est le cas pour Aliza (“Les mots lui échappaient, et pourtant elle connaissait le nom scientifique de toute la flore locale ou les différentes légendes de la fleur de chardon“), mais aussi celle des langues indiennes, dont Juvénal Suarez est l’emblématique représentant. Son nom d’origine a été hispanisé, et son prénom renvoie à celui d’un célèbre auteur latin de satires. Cadet d’une fratrie de cinq garçons, dont le dernier est mort de la rougeole, il a vu pour la première fois des hommes blancs à l’âge de 13 ans, et entend, au sein d’une plantation de caoutchouc où sévit une forme d’esclavage, parler espagnol, langue qu’il refusera de pratiquer plus tard.
A la suite de l’anthropologue, le père d’Aliza tente de conserver la langue des Nataibo, peuple auquel appartient Juvénal, réduite à deux bandes enregistrées sur un magnétophone. La chronique de son père se résume à deux phrases clés :

Le théâtre d’une voix qui se bat contre l’histoire,
Les silences d’une langue en lutte contre l’oubli.

Le récit est parsemé de mots indiens isolés, trouant la toile du texte, échos d’un monde disparu. A ces tentatives de conservation, voire de résurrection, s’ajoute celle du Théâtre de la Mémoire, qui puise son nom chez le poète grec Simonide de Céos, dont la méthode a été reprise à la Renaissance par Giulio Camillo. L’idée consiste à “exposer la mémoire du village comme si on était dans un musée”, dit Juan de La Paz à Julio. Une longue description du lieu occupe la dernière partie, où s’insèrent les ultimes extraits du manuscrit d’Aliza.

Un livre magnifique, à la construction maîtrisée, qui questionne l’absence et la perte, pour mettre en évidence le rôle primordial de la mémoire. Un sujet fort, une écriture superbe. Le livre de Carlos Fonseca, d’une grande qualité poétique, envoûte le lecteur pour le contraindre à réfléchir. Un très grand roman.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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