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Walid Amri, Les papillons de Lampedusa, L’Harmattan, 12/09/2023, 1 vol. (229 p.), 21€.

Les Papillons de Lampedusa relate la traversée de la Méditerranée, sur un bateau en très mauvais état, de plusieurs centaines de migrants africains qui, malgré la peur qui les tenaille, sont tendus corps et âme vers “les terres qu’ils se sont promises”.
Dans un récit d’une grande poésie et au rythme de la tragédie d’un naufrage annoncé, Walid Amri brosse avec justesse et tendresse les portraits croisés de quelques “traverseurs” qui ne se connaissaient pas mais qui, dans le huis clos du bateau, se reconnaissent semblables, inébranlablement portés par les mêmes rêves de liberté et de vie meilleure.

D’où viennent les "traverseurs" et pourquoi sont-ils partis ?

Quelque part sur une côte d’Afrique du Nord, lors d’une nuit estivale, Amal, Shams, Zina, El Haj, Issam et tous les autres ont embarqué comme envoûtés par une force invisible qui les tire. Si, sans hésiter, ils se sont tous donnés à une mer “ouvrant sa mâchoire béante”, c’est pour enfin avoir l’avenir “qu’ils peignent dans leurs rêves”.
Qu’ils soient femmes ou hommes, jeunes ou vieux, tous ont une raison de prendre le risque de perdre la vie en mer, car celle qu’ils ont menée jusque-là n’a été que pauvreté, interdits et/ou violences, dont la force destructive est, à leurs yeux, bien supérieure à celle de la mer qui vient de les happer.
Par exemple, une fois montée à bord du bateau, Amal ne cessera pas de parler au bébé qu’elle attend. Elle lui explique qu’avec Mourad, son père qui a déjà fait la traversée mais dont elle est sans nouvelles, ils veulent que leur futur enfant grandisse dans un pays d’Europe où il sera libre de choisir sa vie ; où, si c’est une fille, elle ne devra pas, devenue adolescente, être quasi interdite d’espace public et être la bonne à tout faire de la famille élargie. Quand Amal comprend que la Printemps Arabe de Tunisie n’aura été “qu’une fausse révolution comme il y en a tant” et qu’enceinte, elle est “virée comme un parasite” de chez elle, partir s’est imposé comme une évidence.
Quant à Zina (10 ans), avant d’embarquer, avec sa mère et sa sœur jumelle, elle a déjà subi les bombardements incessants en Syrie ; puis, elle a connu un camp de réfugiés où seule l’école ouvrait à un moment de respiration ; elle y appréciait que filles et garçons apprennent ensemble et que l’absence de voile n’entraîne pas, comme c’était le cas en Syrie, “le renvoi chez soi avec un mot pour les parents”. Malgré “les fausses leçons de Monsieur Akim” qui, entre autres erreurs, leur a dit que New York City était la capitale des États Unis, elle et sa sœur ne manquent jamais un jour d’école. En ayant cette rigueur, Zina veut croire qu’elles pourront devenir, comme le rêve leur mère, “de vraies Européennes”, qu’elles parviendront à se déshabituer de la guerre.
Shams ne voulait pas partir. Mais, constatant que son diplôme d’ingénieur ne servait à rien au pays, son père, “en s’endettant, a réuni les 5 000 dinars” requis pour la traversée. Dès lors, dans son quartier, il cesse d’être vu comme un trouillard ; il devient  “un rebelle qui lutte comme Che Guevara” et qui, même s’il n’est pas né dans une famille d’Européens, a désormais la chance de pouvoir se départir de “la poisse qu’est son lieu de naissance”. Contrairement à son père qui juge les livres et les mots inutiles, Shams les aiment. Sur le bateau, il a à cœur de tenir un carnet de voyage “qu’il range dans un sac de plastique pour qu’il ne se mouille pas”.

Petit garçon sénégalais, Issam, en se tirant malencontreusement une balle dans le pied au cours d’une formation au maniement des armes, a eu la chance d’échapper aux “kidnappeurs du désert ; ces hommes au turban noir dont la kalachnikov est une extension du bras”, qui voulaient en faire un enfant soldat. Plus tard, avec un ami, il a créé une école dans son village et a eu le bonheur de voir qu’en suivant son enseignement, ses élèves avaient des étoiles dans les yeux. Mais, ne parvenant pas à nourrir sa mère et ses trois tantes avec leurs enfants, à l’instar de leurs maris déjà partis depuis des années sans avoir donné signe de vie, Issam doit faire la traversée financée par les gens du village qui sont convaincus “qu’avec la recette d’un jour de manche dans le métro, on peut nourrir sa famille pendant une semaine”. Issam part en se convainquant qu’il n’aura pas à mendier, qu’il trouvera un vrai métier !

Les rêves à l’épreuve de la traversée

Tant que le bateau, dont la vétusté saute aux yeux, vogue sans encombre, les rêves de liberté et de vie meilleure des “traverseurs” suivent leur cours optimiste. Même quand le moteur lâche, bloquant le bateau “sur un désert sans vague et sans horizon”, la confiance ne faiblit pas.
Mais quand le vent se lève avec fureur et qu’une pluie battante et incessante s’infiltre partout, ankylosant le bateau déjà surchargé et que tous sentent l’odeur de fioul qui s’est répandue partout, préfigurant le naufrage annoncé, c’est l’urgence de sauver sa vie qui prend le dessus. Pour échapper à l’incendie, bien que privé de gilets de sauvetage, on se jette à l’eau que l’on sache nager ou pas. Pour espérer survivre au désastre, il faut alors pouvoir s’accrocher à l’objet flottant qu’Issam leur jette.
À l’issue de ce terrible scénario dont les “traverseurs” n’ont pas voulu envisager la probable réalisation, seuls quelques survivants “reliés par une corde nouée à un poignet ou à une cheville” et guidés par Issam, seront sauvés par un paquebot d’une compagnie tunisienne transportant des immigrés rentrant au pays pour les vacances. Les quelques survivants retournent donc en Afrique…

La traversée : un maillon d’une systémique géopolitique

À hauteur de “traverseurs” saisis dans la singularité de leurs paroles respectives, Les Papillons de Lampedusa invite à approcher la systémique géopolitique de la traversée que des centaines de milliers d’êtres humains entreprennent coûte que coûte.
Notamment, en faisant dialoguer contradictoirement le harrag (le timonier passeur) avec sa femme l’incitant à prendre conscience de sa responsabilité criminelle que l’abus d’alcool fait peut-être oublier mais n’efface pas, Walid Amri nous sensibilise aux ressorts économiques et sociaux de la production de la figure du passeur.
Celui du roman a d’abord appris à être un pêcheur compétent aimant son métier. Mais, “petit à petit, il y eut de moins en moins de poissons et de plus en plus de déchets qui trouaient les filets et abîmaient les hélices des moteurs” ; et, les “traverseurs” étant de plus en plus nombreux, à la suite de son patron, il est logiquement devenu harrag : “pour être tranquilles, on arrosait la marine et les passeurs du désert. Bien sûr, on avait des amis dont il fallait s’occuper en Europe”.
De même, en écoutant El Haj, le “traverseur” qui veut retrouver ses deux fils partis depuis des années et dont il est sans nouvelles, nous sommes conduits à distinguer les traversées d’hier et celles d’aujourd’hui. El Haj rappelle qu’hier, les Industriels Européens avaient besoin des Africains qu’ils recrutaient à tour de bras : ils “envoyaient eux-mêmes les bateaux, des paquebots tout confort. Il fallait juste une carte d’identité et un certificat médical”. Si une fois en Europe, les Africains d’hier devaient travailler dur jusqu’à s’épuiser et devoir supporter d’être stigmatisés et méprisés, “ils montaient dans le bateau menton haut” ; aujourd’hui, ils embarquent “comme s’ils étaient des parias”.

Les Papillons de Lampedusa conte la fragilité, jusqu’à la tragédie, de vies rêvées le plus souvent broyées par une mécanique géopolitique implacable qui, au rythme des exigences de l’économie, encourage ou décourage les déplacements de populations entre l’Afrique et l’Europe, instituant sans nuances “les traverseurs”, tantôt en travailleurs attendus, tantôt en délinquants potentiels. Avec finesse et empathie, Walid Amri sait saisir l’épaisseur de la personnalité de chacun de ceux-ci avec ses ressorts, à la fois intimes et sociaux, qui les pousse impérativement à partir, au risque de mourir en Méditerranée.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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