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Hakan Günday, Zamir, traduit du Turc par Sylvain Cavaillès, Gallimard, 20/02/24, 432 pages, 23 €.

Dans une langue vive et directe, Hakan Günday nous propulse dans une fiction captivante sur l’inépuisable problématique de la guerre et de la paix, qu’il explore dans ses ressorts contemporains. Le fil conducteur du roman est la question qui habite en permanence Zamir, son personnage principal : “qu’est-ce qui pourrait empêcher les gens de se tuer les uns les autres ?”.
Cette question s’est enracinée en Zamir dès les premiers jours de sa vie alors qu’il survit aux blessures causées par l’un des missiles tombés sur le camp de réfugiés d’Al-Arman, situé à la frontière turco-syrienne, et qui le laisse défiguré malgré les efforts acharnés du médecin norvégien qui l’a opéré. Prenant soin de Zamir jusqu’à son adolescence, l’organisation humanitaire All For All a saisi l’opportunité d’en faire l’incarnation de cette question propice à la récolte de fonds. Ensuite, devenu “présentateur” à la Fondation pour la Première Paix mondiale dont, où que ce soit sur la planète et quels que soient les moyens utilisés, l’objectif est de stopper les guerres en cours ou qui menacent, Zamir peut se consacrer à œuvrer pour trouver des réponses à cette question.
En nous amenant à rencontrer l’étonnant et attachant Zamir, Hakan Günday nous invite aussi à une réflexion très pertinente et salutairement dérangeante sur notre rapport au temps et à la nouveauté qui conforte l’indéniable portée philosophique de son roman.

Quand un visage dit la guerre au risque de l’instrumentalisation

La situation de guerre qui a présidé au démarrage de l’existence de Zamir l’a donc constitué en un symbole communicationnel au service de la paix. Tout d’abord, avant de se donner la mort, la mère de Zamir a fait déposer clandestinement son bébé non désiré – conçu avec un mari qui lui a été imposé avec brutalité – au camp de réfugiés d’Al-Arman où, pensait-elle, son avenir serait meilleur qu’à Palaz, son village situé à proximité.
Par trois fois, le bébé de six jours a failli y mourir pendant que le docteur Asbjorn le soignait en situation d’urgence. Directrice du camp d’Al-Arman pour le compte d’All for All, Jacinta d’Olot, va accompagner Zamir enfant puis adolescent dans sa mission de symbole contre les horreurs de la guerre. Très émue par la résistance à vivre du bébé sans famille et au visage déchiqueté, la jeune femme ne s’inquiète pas moins de son instrumentalisation par l’organisation humanitaire qui la salarie, Pour conserver son emploi, elle doit cependant se conformer au point de vue suivant lequel il n’est rien de plus marquant qu’un visage broyé par la guerre pour engager les gens à donner de l’argent afin de venir en aide aux victimes de celle-ci. Cela, d’autant plus, lorsqu’il est montré en compagnie empathique de stars ! …
Ainsi, nourrisson défiguré, Zamir commence sa mission de communication en présence de Derek Haley, “l’acteur anglais pressenti pour être le nouveau James Bond !”. Devant les caméras du monde entier, ce dernier ne peut s’empêcher de se montrer horrifié par le visage de Zamir qui, ainsi, est conduit à intérioriser précocement “qu’il y a deux types de personnes : celles très minoritaires qui peuvent le regarder et celles très majoritaires qui détournent la tête”.
Pendant des années, Zamir sera photographié et interviewé ; il prendra souvent la parole lors de conférences et de congrès contre la guerre. Et, lorsqu’il manifestera son désir de ne plus assumer cette fonction de victime symbole, on ne manquera pas de lui rappeler avec insistance la responsabilité dont il a été investi et qu’il ne peut donc pas s’y dérober.

Promouvoir la paix : de l’usage du bluff pour retarder la guerre

Après avoir fui All for All, Zamir exerce, à la Fondation pour la Première Paix mondiale, le métier de “présentateur consistant à écrire des scénarios de paix et les mettre en pratique” coûte que coûte. Lucide, il souligne que le présentateur pour la paix mobilise “tout ce que l’ont fait en ce monde pour déclencher une guerre : la menace, le chantage, le mensonge, la calomnie, la corruption, n’importe quoi…”.
Son travail est de “convaincre, voire de contraindre, par tous les moyens légaux et illégaux, ceux qui se font la guerre à faire la paix ou à cesser le feu”. À la différence du “vrai diplomate mandaté par un État qui attend que les portes s’ouvrent devant lui”, le présentateur, sorte de “diplomate fantôme, traverse les murs s’il le faut” .
S’adressant à Sabra et Chatila, les deux jeunes frères jumeaux dont il assure la formation, Zamir précise que plutôt que “d’être des pourvoyeurs de paix, ils seront des retardateurs de guerre”. Leur travail sera de dire à leurs interlocuteurs – “des ministres, des dictateurs et des terroristes que le sang pouvait couler quand il voudrait, mais pas aujourd’hui. Et, le dire tous les jours !”. Par exemple, alors que le gouvernement allemand a décidé le renvoi dans leur pays d’origine de millions de Turcs et que, parmi ceux-ci, certains fomentent une résistance armée, Zamir doit intervenir pour éviter un conflit meurtrier.
Il rencontre d’abord le responsable du prototype “dernier cri, tout neuf et, bien sûr, inédit !” des cent camps qui, en étroite collaboration rémunérée avec le gouvernement turc, vont être ouverts en Allemagne pour garantir une expulsion progressive et apaisée des “désormais indésirables”. Pour empêcher leur ouverture, ou au moins la retarder, Zamir s’efforce de démontrer au responsable, qu’ayant des similitudes évidentes avec les camps nazis, ils vont attirer les foudres de pays démocratiques. Notamment, le fait que les accompagnateurs – nouvelle appellation des gardiens – seront des Turcs recrutés en Turquie avec l’aval de leur gouvernement afin que les personnes à refouler ne soient pas trop différentes de leurs geôliers, comme ce fut le cas avec les Kapos des camps de concentration des décennies 1930 et 1940 !
Ensuite, Zamir se rend là où se cachent les Turcs qui, refusant d’être expulsés, s’apprêtent à mettre l’Allemagne à feu et à sang en exécutant leur premier otage (un futur accompagnateur venu de Turquie). Pour calmer leur ardeur terroriste sans la condamner, Zamir, en fin négociateur sachant caresser ses interlocuteurs dans le sens du poil, leur signifie : “si vous voulez réussir par la violence, vous devez augmenter la dose progressivement. Il est encore trop tôt pour menacer de tuer un otage”.

L’urgence et la nouveauté sous le regard décalé et distancié d’un présentateur

En tentant, généralement sur le fil du rasoir, de retarder les guerres imminentes, Zamir arpente, sous toutes les latitudes, un monde où être pressé est la règle ; où, même si cela ne s’impose pas, l’on ne sait plus vivre autrement que dans l’urgence. Il déplore de ne croiser que des gens qui “passent à côté de lui comme autant d’ambulances” tout en constatant que ce qu’ils véhiculent c’est “le malade qui est en eux, piégé par des hallucinations lui signifiant qu’il est en retard pour tout”. Pour résister à cette folie de l’urgence, Zamir en vient à considérer qu’il “serait génial qu’un sommeil prolongé lui fasse rater l’avenir ! Alors, au réveil, l’avenir serait du passé dont on aurait plus à se préoccuper”
Zamir a aussi le sentiment de ne pas vivre à la même époque que ces gens qui, pressés, achètent immédiatement ce qui est nouveau, l’intégrant à leur vie avec une facilité et une rapidité qui le stupéfient et le déconcertent. Il évoque la “valise guide, dernier exemple de valise intelligente qui avance toute seule” après que vous lui avez mentionné à haute voix le lieu où vous vous rendez. Dans les aéroports, il remarque que, venant de l’acquérir, le propriétaire marche à côté ou devant pour garder le contrôle sur elle ; ensuite, avec le consentement de celui-ci, c’est la valise qui prend les choses en main comme s’il n’existait pas d’autre choix que de “se soumettre à la sagesse des objets et les laisser être nos maîtres”. Mais, bien sûr, Zamir se demande ce que valent ses réflexions philosophiques sur l’urgence et la nouveauté quand la planète Terre est “un shrapnel”, un obus chargé de balles qui sont projetées quand il explose.

Zamir nous plonge dans un monde – le nôtre ! – où, trop bien huilées, les dynamiques très imbriquées de la guerre et de la paix brouillent constamment les pistes à emprunter et les valeurs à promouvoir qui pourraient permettre de les distinguer avec certitude. Souvent caustique et ironique, tout en faisant toujours preuve d’une grande justesse et de beaucoup de clairvoyance, Hakam Günday montre que la paix est un processus très fragile ; notamment, parce qu’en entérinant que tous les moyens sont bons (hypocrisie, corruption, cynisme, …) pour l’imposer, il ne parvient pas à s’affranchir totalement des mécanismes de mort de la logique guerrière.

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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