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« À Qui Profite Le Djihad ? » Ce titre, très accrocheur, fait instantanément penser à la célèbre citation de Sénèque : « le coupable est celui à qui le crime profite ». D’une actualité brûlante, cette question fondamentale avive la curiosité, mais aussi un certain scepticisme : comment pour prétendre y répondre, appréhender l’hydre djihadiste ? Là où l’observateur Occidental conçoit le djihad (au sens de guerre sainte) sous l’angle des causes et conséquences de conjonctures particulières, l’auteur Xavier Raufer, enseignant et criminologue, propose une vision des choses qui ne se voient pas. Son approche phénoménologique, inscrite dans la pensée du philosophe Allemand Martin Heidegger, explore la réalité selon un « retour aux choses elles-mêmes ». Sa démonstration confronte des éléments factuels largement documentés par référence à des productions médiatiques, à une sélection d’ouvrages et de travaux de recherche.
Pour examiner l’implacable logique du djihad, Xavier Raufer dresse un panorama du terrorisme islamiste contemporain, à la fois dans ses dimensions interne et internationale. À la manière d’un tableau en pointillisme, les faits exposés portraiturent les multiples visages d’un djihad indissociable du contexte de guerre au Moyen-Orient. Une région aux allures de poudrière où politique et religion, rivalités ancestrales et géostratégie, s’interpénètrent sans fin. Une guerre violente, compliquée, qui, à travers les réseaux djihadistes s’exporte partout dans le monde. Cette fragmentation de nature désoriente les Occidentaux rendus de plus en plus impuissants à trouver des réponses sécuritaires pertinentes. Comment comprendre cette impuissance Occidentale ? L’ouvrage, divisé en trois parties, propose une réflexion articulée autour d’un concept pivot : la stratégie indirecte en Orient.
L’auteur pointe d’emblée l’inadaptation et l’échec de la politique des États-Unis au Moyen Orient. En Syrie et en Irak, le glissement vers le chaos constitue une aubaine exceptionnelle pour les islamistes ; la nature mercenaire des milices locales déconcerte les puissances Occidentales dont les politiques engagées aboutissent au résultat inverse de celui escompté. Du Moyen Orient à l’Europe, les réseaux djihadistes frappent de plus en plus fort – en France et en Belgique (2015-2016) – des attentats sont planifiés, orchestrés et revendiqués par l’organisation ultra-radicale sunnite, le groupe DAECH ou État islamique (EI). Cet État spontané, qui n’est pas né du hasard, remodèle le paysage djihadiste. Chaos politique, radicalisation, terrorisme, massacres des minorités… Au Moyen Orient, en Asie de l’Ouest, au Maghreb / Sahel, l’EI, les groupes liés à Al-Qaïda, et d’autres mouvements djihadistes sont, à l’exemple du foyer Libyen, les protagonistes des crises les plus meurtrières. Le terrorisme s’exporte de ces régions sources pour toucher l’Europe où les salafistes-djihadistes recrutent leurs soldats kamikazes. Diversité et imbrication des acteurs – États, réseaux islamistes – lesquels en plusieurs domaines – religieux, politiques, criminels, financiers – opportunément se croisent, s’accordent, s’unissent ou, et, puis se trahissent. Un véritable nœud gordien que les États-Unis ne savent trancher : en Irak, Syrie, Afghanistan, les actions américaines sont déjouées par leurs « ennemis / amis », parfois au profit de l’EI. La rivalité croissante entre les États du Moyen-Orient conduit ces puissances régionales à exploiter la lutte contre l’EI pour combattre leurs rivaux traditionnels ou, inversement, à se servir des djihadistes comme affidés. Un jeu de dupes que Xavier Raufer explique par cette « logique de la stratégie indirecte » dont l’Arabie saoudite est un « éminent praticien ». Le point d’orgue des manœuvres Saoudiennes est ici révélé par son rôle dans la commission des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. « La stratégie indirecte consiste aussi à semer le doute et le désordre chez l’ennemi » ; l’Iran, troisième voie entre l’Est et l’ouest, use de cette stratégie à double face pour s’imposer sur les terrains de la confrontation irano-américano-saoudienne : l’Irak et la Syrie. Ces États sont ainsi alternativement coupables ou victimes de ces coalitions hétérogènes, mouvantes et intemporelles.
Ce premier tableau brossé, l’auteur explore en seconde partie l’implacable logique de l’islamisme. Il nous plonge dans l’histoire longue de la théologie, l’histoire récente du nationalisme arabe et l’histoire immédiate des mouvements islamistes. Xavier Raufer dénoue les fils visibles et les ramifications occultes qui relient entre eux les organisations et les prêcheurs, de Karbala aux rivages d’Arabie, du temple de Louxor à la République Islamique d’Iran (R.I.I). « Des phénomènes donc, rien que des phénomènes » pour exposer l’art à travers les siècles de la stratégie indirecte en Orient. L’islam est pluriel et le clivage entre les deux branches principales de l’islam, sunnite (majoritaire) et chiite, subdivisées, à leur tour en rameaux (Druze, Alaouite, Alévî, et Salafistes sunnites.…), fracture le monde musulman notamment du fait de l’instrumentalisation politique qu’en font les deux puissances régionales, l’Iran et l’Arabie saoudite. Mais que l’observateur occidental ne s’y trompe point : les divergences confessionnelles, l’antagonisme historique sunnite et chiite, s’effacent à la lumière de tensions politiques et géopolitiques entre les États pour privilégier les alliances tactiques nécessaires à un instant T. Ce clivage binaire et ce jeu des alliances se brouillent davantage si l’on considère leurs superpositions avec les confessions hétérodoxes (Druzes, Alévîs, Alaouites…).
La troisième partie de l’ouvrage montre la continuité de cette stratégie indirecte au Moyen-Orient pratiquée par les régimes autoritaires, mais aussi par les groupes djihadistes. Depuis des décennies, l’Arabie saoudite, dominante du rigorisme dans l’islam sunnite, et la République islamique d’Iran, puissance chiite, s’opposent sur le terrain politique et religieux. Au Yémen, au Liban, en Irak ou en Syrie, les deux suprématies régionales se livrent à une guerre d’influence sans merci. Du Salafisme Saoudien au jihadisme, les passerelles sont multiples : les logiques à l’œuvre entrecroisent le confessionnel (le Salafisme radical) et l’opposition politique à l’impérialisme américain ou aux régimes arabes proches de l’Iran. La République Islamique d’Iran (R.I.I.) prend aujourd’hui l’avantage dans cette guerre de l’ombre. Depuis la Révolution islamique de 1979, l’Iran exerce une importante influence théologique et politique sur les pays frontaliers en soutenant militairement des organisations paramilitaires : le Hezbollah au Liban, le « Jihad islamique palestinien » en Cisjordanie et de nombreuses factions en Irak. Son histoire récente se caractérise par les ruptures, les actions occultes, et un soutien aux mouvements terroristes. Constante base arrière d’Al-Qaïda, la République Islamique d’Iran a combattu l’E.I au nom d’une realpolitik internationale, mais l’a aussi aidé et instrumentalisé ponctuellement pour atteindre son objectif : l’unification de la région sous sa bannière, de l’Irak au Liban, en passant par la Syrie et le Yémen. Un retour sur le passé montre que l’E.I s’inscrit dans la mosaïque islamiste depuis bientôt trente ans. Ce qui le caractérise avant tout est sa réalité protéiforme. Ce mouvement ultra-radical sunnite s’apparente dans les faits à une organisation de mercenaires dont l’islam est absent. Sa direction, composée d’anciens officiers de l’armée Irakienne et de cadres du Parti Baas, relève plus du « socialisme arabe » que de l’intégrisme Salafiste. Ses alliances, son calendrier d’actions, varient en fonction des circonstances et ses groupes de combattants présentent une grande porosité. L’E.I. est un instrument parfaitement adapté aux circonvolutions de la stratégie indirecte.

Alors, « À Qui Profite Le Djihad ? » Au terme de la lecture, une évidence s’impose : le djihad est l’arbre qui cache la forêt. Au fil des pages, Xavier Raufer nous a fait prendre la mesure des dimensions véritables du terrorisme. Pour l’avenir, il propose de focaliser la recherche de sécurité sur l’identification des liens entre les acteurs impliqués, entre terrorisme d’État et mouvances djihadistes.
La production littéraire sur les thématiques liées à l’islamisme est très abondante. Le livre de Xavier Raufer englobe les diverses approches d’analyse sous un angle peu exploré : les différences de pensée et de psychologie entre Orientaux et Occidentaux. Cette vision permet au lecteur de mieux saisir les multiples facettes de la nébuleuse djihadiste, ses mécanismes, et le désarçonnement de l’Occident. Sa démonstration exposée en un texte dense, bordée d’exemples pluriels, devrait intéresser les observateurs avertis et tous ceux désireux de parfaire leur connaissance sur la géopolitique du terrorisme. Le revers de cette écriture tient cependant à sa surabondance d’exemples qui peut perdre le lectorat grand public déjà confronté à la complexité des représentations d’un islam et d’un islamisme pluriel (un glossaire annexé des principales confessions et de leur répartition géographique aurait été utile). D’autant que la fluidité de l’analyse est contrariée par certains passages dont l’apport de précisions peut faire « décrocher » le lecteur (ainsi l’énumération de noms terroristes aurait-elle pu faire l’objet d’une fiche annexe). Ces remarques sont cependant bien secondaires, car il est aussi vrai que ce trop d’informations d’enquête ne doit pas tuer la réflexion majeure proposée par l’auteur. Son regard croisé Orient-Occident nous donne des clefs de compréhension sur la nature spécifique du terrorisme islamiste et sur les raisons du relatif échec de la réponse sécuritaire Occidentale.

Isabelle JOUANDET
contact@marenostrum.pm

Raufer, Xavier, « À qui profite le djihad ? », Le Cerf, 25/03/2021, 1 vol. (199 p), 19,00€

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