Ce troisième roman de Mustapha Benfodil, journaliste engagé et grand reporter au journal « El Watan », poète et dramaturge, est paru à Alger chez Barzakh en 2018 sous le titre « Body writing. Vie et mort de Karim Fatimi, écrivain (1968-2014) ». Il semblait le présenter comme une biographie fictive.
Le titre, plus sobre, retenu par l’éditeur français lui confère un lieu et un genre littéraire précis.
Or, dès la prise en mains, le livre se révèle une véritable source de surprises par sa composition formelle, véritable compilation d’éléments hétéroclites. Non pas un, mais deux journaux intimes dont l’un s’efface soudain pour laisser place à l’autre, mais aussi des poèmes, des pages dactylographiées semblant constituer l’ébauche de romans ou de nouvelles. Des pages manuscrites arrachées à un cahier d’écolier, des dessins d’enfant, des photographies ou des graffitis, des passages de logorrhée, avec le surgissement – au milieu de la diversité des caractères typographiques – de nombreuses expressions, voire textes en langue arabe heureusement explicités par un glossaire en fin de volume.
Le 21 octobre 2019 dans l’émission « Le Réveil culturel » animée par Tewfik Hakem sur « France Culture », Mustapha Benfodil déclarait : « J’ai toujours travaillé de manière fragmentaire. Je ne dis pas j’écris un roman, je construis ».
Effectivement, de cet assemblage de papiers rassemblés en une architecture improbable, émerge un roman très abouti. Nous sommes bien dans une œuvre de fiction : l’histoire du couple Karim et Mounia Fatimi, et un rappel des événements qui ont marqué leur pays, un quart de siècle après la fin de l’époque coloniale.
Le 17 avril 2014, Mounia perd son mari Karim Fatimi, astrophysicien mondialement connu dans un accident de la route aux circonstances mal définies. Elle entreprend alors la rédaction d’un journal intime dans lequel elle exprime sa douleur, mais relate aussi les faits de son vécu, et de celui de leur fillette comme autant d’épiphénomènes qui accompagnent son deuil… Au quinzième jour, elle décide d’entrer dans le cabinet de travail de Karim pour y mettre un peu d’ordre et dans un « capharnaüm chaotique et beau », elle accède à l’intégrale des « diaires » du défunt : « dix mètres linéaires d’archives privées » qu’elle se décide à explorer.
Elle délaisse alors son journal pour lire « ce foutoir » et commenter les écrits de Karim.
Peu à peu, leur histoire commune est saisie par le regard de Mounia, tel un film en noir et blanc dont les images se confirment dans le bain d’un révélateur.
Elle relate leur rencontre à Paris, celle d’un astrophysicien réservé, malingre, effarouché, d’une « intelligence foudroyante » et d’une séduisante jeune photographe d’art. Curieuse analogie entre la profession de celui qui, de son télescope scrute un infini insaisissable et de celle qui, à travers son objectif et la quête du cadrage idéal, cherche à capturer un détail signifiant d’un environnement immédiat.
Elle retrouve leurs étreintes où il fut un partenaire ardent et inventif et les souvenirs de leur vie heureuse de parents comblés. En résumé, une vie sur laquelle elle s’interrogera par la suite : « Aurons-nous pu vivre une fragrance du paradis ? »
Mais, dès lors qu’elle accède aux pages évoquant des fragments de la jeunesse de son mari, le lecteur se trouve propulsé par un récit heurté, saccadé, quasiment au rythme haletant d’un reportage de terrain, dans les émeutes étudiantes de 1988, cruellement réprimées par l’armée, puis dans la période de « la décennie noire » des années 1990, qui vit s’opposer forces islamistes et gouvernement militaire.
L’auteur lève un pan de voile sur cette chape de plomb qui s’abattit sur l’Algérie avec son cortège d’exactions, d’attentats et de massacres et allait renvoyer vers la nation colonisatrice et sa langue une partie de l’élite qui avait réussi à fuir les djihadistes islamistes.
L’époque est vécue, au jour le jour, et à fleur de peau et de cœur par Karim, étudiant brillant et timide, précoce chef de famille, qui relate fébrilement les événements tandis que Mounia, au fil du texte, analyse peu à peu les blessures de cet homme taciturne et solitaire, en retrait du monde, reclus dans son cabinet de travail, obsédé par sa passion de l’écriture, cherchant à s’isoler entre ses déplacements, dans la « maison hantée » sur la route de Bologhine où, en ce jour d’élection à laquelle il n’a pas participé, il a fini par trouver la mort.
Grandi sans la rassurante présence paternelle, profondément traumatisé par les violences de la guerre civile, cet homme qu’elle croyait connaître – mais quelle part de l’autre nous est-il donné de connaître réellement ? – n’aura été sauvé de sa détresse profonde, ni par son amoureuse présence, ni par une espérance en un dieu bienveillant, ni même par l’enfant tant aimée.
Il était un survivant non pas cicatriciel, mais toujours écorché aux côtés des vivants, hanté par des cauchemars récurrents, cherchant l’apaisement dans une écriture compulsive de son récit personnel et toujours se heurtant à la mémoire de l’indicible… L’énigmatique journée du 28 novembre 1994.
Si, dans son roman, Mustapha Bentofil revisite l’histoire de son pays, il plonge aussi au cœur de l’intime.
En son personnage masculin, sans doute a-t-il investi beaucoup de ses propres passions, lui qui voulut entreprendre des études d’astrophysique avant de se tourner vers l’écriture, jusqu’à se créer une sorte de double inversé en partageant avec lui une année de naissance, son statut d’orphelin de père et sa période étudiante à l’université de Bab-Ezzouar.
Mais il ne lui a certes pas donné la belle énergie vitale qui se traduit par son importante production littéraire et aussi par son engagement de terrain alors que Karim Fatimi s’accorde, lui, la vie pour écrire et la mort pour publier.
Puisse-t-il les poursuivre longtemps pour des œuvres d’une telle qualité où l’originalité et la richesse de l’écriture s’accordent avec celle de la construction !
Cependant, plus que des tourments nocturnes et emplis d’intranquillité de Karim Fatimi, nous retiendrons surtout la force de caractère du personnage féminin dont Mustapha Benfodil fait, entre les lignes, un portrait complexe et très fin.
Mounia, douloureuse mais énergique, qui ouvre les portes fermées d’une armoire métallique pour affronter une réalité de papiers et de blessures.
Mounia, la résiliente, qui, au terme d’une bataille contre l’omniprésence de l’absent qu’impose la lecture de ses écrits, accepte le deuil et se tourne résolument vers la lumière et un avenir qu’elle veut solaire pour leur enfant.
Même encore limitée par la tradition, les usages et le code de la famille, sa fille à ses côtés, elle est libre. Elle est vivante. Elle est « JE », et elle est… INTENSE !
Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm
Benfodil, Mustapha, « Alger, journal intense », Macula, collection : « Prière de ne pas toucher les étoiles », 11/09/2019,1 vol. (253 p.), 22,00€.
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