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Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. Traduction et illustrations de René Bour présentées par Justine Houyaux, Presses universitaires de Liège, Coll. Truchements, septembre 2023, 194 p., 24 €.

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. Traduction et illustrations de René Bour.

Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll – plus précisément Les aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva – est un conte de fées, sans fées ni sorcières ni balais, empli de poésie et de non-sens.

Les mille et une formes d’Alice

Alice, passionnant tant les adultes que les enfants, a généré de nombreux champs de recherches : la littérature (Iché Virginie, L’esthétique du jeu dans les Alice de Lewis Carroll, thèse en langues et littératures anglaises et anglo-saxonnes, Paris X, 2011), le vétérinariat (Fournier Aurélie, Les animaux d’Alice au pays des merveilles, œuvre de Lewis Carroll, thèse vétérinaire, Faculté de médecine de Créteil, 2011), la politique (Leavis Carroll (alias Lucien Young), Alice in Brixitland, Ballantines Books, 2017), le surréalisme et les illustrations (Fabrice Flahutez, Barbara Forest, Thérèse Willer (dir.), SurréAlice, Musée de Strasbourg, 2022), la physique quantique (Robert Gilmore, Alice au pays des quanta, Le Pommier, 1999), la psychiatrie et la neurologie (le syndrome de Todd ou le syndrome d’Alice au pays des merveilles : Laurent Vercueil, La Belle au bois dort-elle vraiment ? : neurophysiologie des contes de fées, Alpha, 2023, le cinéma (Albert Montagne, Les Alices aux pays des cauchemars, de Walt Disney à Marilyn Manson, L’Harmattan, 2023). Qu’en est-il des traductions en français ?

L’histoire sans fin des traductions en français d’Alice

La première parution d’Alice au pays des merveilles est de 1865. La version originelle, Alice sous terre, était courte (18.000 mots contre 35.000 dans la version finale) et Charles Dodgson – Lewis Carroll – qui avait illustré ses propos, se décida, face à la concurrence éditant des livres d’enfants avec des artistes prestigieux, à contacter John Tenniel dont la réputation n’était plus à faire. 2000 premières Alice furent tirées mais, Tenniel étant mécontent de la qualité, ne furent pas vendues mais envoyées à New York au lectorat jugé moins difficile (un de ces exemplaires se vendit 1,5 million de dollars en 1998 !). Une nouvelle impression suivit dans l’année sans que le succès arrivât. De L’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva suivit en 1871. Dès 1866, Dodgson voulut faire faire traduire Alice en français et Henri Bué, professeur de français d’Oxford, fut engagé. 20 épreuves sortirent en 1867, mais Dodgson voyageant en France, le projet fut oublié et ne reprit qu’en 1869. La traduction de Bué avec des dessins de Tenniel fit l’objet d’une seconde édition en 1870. Une traduction anonyme avec des dessins d’Arthur Rackham suivit chez Hachette : une version de luxe à 250 exemplaires en 1908 et une autre, à grand tirage et moins chère, en 1909. Une version traduite par Bernard-Henry Gausseron et illustrée par Brinsley Le Fanu parut chez Larousse en 1910. Une autre version au traducteur anonyme et illustrée par Harry Rountree parut chez Nelson en 1912. Jusque-là Alice restait, nonobstant ses traductions, confidentielle. Il faut attendre 1929, avec les surréalistes et Louis Aragon traduisant The Hunting of the Snark, pour que Carroll soit enfin considéré en France comme un poète à part entière. L’éditeur Georges Crès fait traduire les deux aventures d’Alice par Marie-Madeleine Fayet en 1930. Les éditions Denoël et Steele publient une traduction de Michel J. Arnaud avec les dessins de André Noyer en 1931. Enfin, la traduction de René Bour est publiée chez Desclée de Brouwer en 1937. Cette édition tombe dans l’oubli, éclipsée par la traduction de Jacques Papy avec les dessins de John Tenniel chez Jean-Jacques Pauvert en 1961. Signalons les 13 illustrations étasuniennes d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll par Salvador Dalí pour les éditions Random House en 1969 (un exemplaire est vendu 25.000 livres sterling chez Phillips en 2018).

Alice au pays des merveilles de René Bour, la seule "traductillustration"

La traduction de René Bour, aux intérêts esthétiques, stylistiques et historiques, marque un tournant dans l’histoire des traductions françaises. Pour Justine Houyaux présentant le livre, “l’Alice de René Bour doit être considérée comme la première traduction française d’Alice’s Adventures in Wonderland destinée principalement à des lecteurs adultes“. La plus-value de Bour, outre ses trouvailles linguistiques, ses jeux de mots et son humour jubilatoire, réside dans ses dessins personnels qui offrent une lecture originale en illustrant instantanément ce qu’Alice pense. Le meilleur exemple est le premier chapitre où Alice se perd en conjectures en tombant dans le puits sans fond. Elle se demande à quelle latitude et longitude elle est, si elle va traverser la terre de part en part et conclut : “Que ce sera drôle d’émerger chez des gens qui marchent la tête en bas“. Bour illustre sa pensée – c’est le dessin de couverture – par une coupe transversale de la terre traversée par un tunnel dans lequel Alice chute longuement avec des personnages qui l’attendent à la sortie, la tête et les pieds en l’air. Le spectateur plonge ainsi de plain-pied dans le récit et réfléchit avec Alice. De même, Bour, en traduisant : “Is this New Zealand ? Or Australia ?” par “Suis-je en Nouvelle-Zélande ou en Nouvelle-Hollande ?“, apporte un heureux jeu de mots qui n’existait pas, la Nouvelle-Hollande étant le premier nominatif de l’Australie. La simplicité de son trait est aussi trompeuse et ses lignes en noir et blanc se mettent efficacement au service de l’image qui devient parlante. Ainsi, dans le deuxième chapitre, tous les animaux de l’étang des larmes sont ruisselants et rassemblés en (un) cercle (qui pourrait être un cerveau). Ils se confondent et ne font plus qu’un. Ils ont tous perdu la tête et ne savent plus où ils sont, ni qui ils sont. La créativité de l’artiste, (em)mêlant avec brio texte et image, apporte une force et une poésie nouvelles qui (ré)génèrent l’esprit de Carroll. Cette réédition d’Alice au pays des merveilles par les PUL est donc une opportunité de (re)découvrir un livre posthume et un auteur méconnu : Bour (1908-1934) est mort trop tôt (de la scarlatine), à 26 ans – tel Alain-Fournier (au combat en 1914) à 27 ans – à l’aube d’une œuvre prometteuse. Son Alice est un ouvrage d’art à lire, à voir et à manier. Elle est la seule “traductillustration” en droite ligne du surréalisme français et du non-sens anglais.

Il existe entre autres deux versions adultes d’Alice au pays des merveilles : la Pléiade (Lewis Carroll, Œuvres, NRF, 1990) et la Bouquins (Œuvres complètes 1, Laffont, 2003), et une version enfantine illustrée : la Fabbri (dessins de Maraja, 1959). La version de Bour de 2023, imagée (au sens propre et figuré) et forte de dessins originaux aux lignes pures et intemporelles, est la plus proche de celle de Carroll de 1865. Ludique et empathique, elle s’avère “d’or” et déjà incontournable.

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Chroniqueur : Albert Montagne

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