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Benjamin Stora, L’arrivée : de Constantine à Paris, 1962-1972, Tallandier, 07/09/2023, 1 vol. (240 p.),19,90€.  

Avec L’Arrivée, Benjamin Stora nous offre un beau récit sur son exil algérien à l’âge de onze ans, et son difficile atterrissage dans une France peu encline à accueillir les rapatriés d’Algérie. À travers le prisme de son itinéraire personnel, il dissèque les ambiguïtés de l’assimilation pour une famille juive contrainte à l’exil après un siècle de présence en terre algérienne. Il entremêle le fil de sa propre odyssée intime avec la grande Histoire, offrant au lecteur un témoignage particulièrement révélateur sur les affres du déracinement comme une réflexion profonde sur les ressorts de l’intégration dans la société française.

Du drame de l'exil à la réconciliation des mémoires

Benjamin Stora s’est imposé comme l’un des historiens majeurs de sa génération. Spécialiste incontesté du Maghreb contemporain, directeur de recherche émérite au CNRS, titulaire de la prestigieuse chaire d’histoire du Maghreb contemporain au Collège de France de 2007 à 2016, officier de la Légion d’honneur, il est l’auteur d’une somme impressionnante d’ouvrages sur l’histoire coloniale et les relations tumultueuses entre la France et l’Algérie. Intellectuel engagé, il œuvre au rapprochement entre les deux rives de la Méditerranée, en participant à de nombreuses initiatives gouvernementales sur la réconciliation des mémoires. On lui doit notamment un rapport très important sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, rédigé à la demande du président de la République en 2021.
Le récit s’ouvre sur le déchirement du départ précipité de Constantine en juin 1962, au lendemain des accords d’Évian du 18 mars 1962 qui consacrèrent la victoire du FLN. Benjamin Stora nous plonge d’emblée dans le désarroi des siens face à l’inéluctable exil. La communauté juive, désormais privée de l’égide protectrice de la France, doit se résoudre à quitter cette terre algérienne où elle est établie depuis des temps immémoriaux. Le père de Benjamin Stora, commerçant, tente en vain d’obtenir des garanties sur le sort qui sera réservé aux Juifs après l’indépendance.

La France – une terre mythifiée

Avec une plume touchante, l’historien restitue l’atmosphère angoissée de ces derniers jours, alors que la ville se vide de ses résidents. Il excelle à reproduire le regard de l’enfant qu’il était, tiraillé entre excitation devant l’aventure et tristesse face à l’arrachement aux êtres chers. Il dépeint le déchirement des siens, contraints d’abandonner à la hâte un appartement soigneusement aménagé quelques années auparavant seulement. C’est toute une vie qui bascule, des liens tissés depuis des générations brutalement rompus par le fracas de l’Histoire. Benjamin Stora met en lumière l’atmosphère surréaliste de ce départ précipité. Tandis que ses parents, le cœur lourd, referment à tout jamais la porte de l’appartement familial, il ne réalise pas encore la dimension irrévocable de l’exil. À ses yeux d’enfant, la France représente une terre mythifiée où l’attendent mille aventures. Cet écart entre le désarroi des parents et l’insouciance de l’enfant confère au récit toute sa singularité.
Avec une grande honnêteté intellectuelle, Benjamin Stora montre ensuite les difficultés de l’acclimatation pour les siens dans une France encore peu sensibilisée au sort des rapatriés d’Algérie. Relégués au statut de vaincus de l’histoire, les Juifs d’Algérie ne bénéficient pas de l’élan de solidarité nationale manifesté envers les rapatriés d’Indochine.
L’écrivain excelle à reproduire la violence du déracinement pour sa famille, hier insérée dans les solidarités communautaires de Constantine et brutalement parachutée dans l’anonymat glaçant de la banlieue parisienne. Avec émotion, il décrit les conditions de vie précaires des siens, entassés dans des logements insalubres, en quête éperdue d’un travail. Surtout, il restitue le sentiment de relégation éprouvé par ses parents, naguère figures notables de la bourgeoisie juive constantinoise. Son père, commerçant prospère dans sa ville natale, doit se contenter d’un modeste emploi de représentant ; sa mère trouve à s’employer sur une chaîne de montage.

Les ambiguïtés de l’intégration

Mais le propre d’un grand écrivain est de ne jamais verser dans le misérabilisme. Aussi, Stora met-il en lumière les enthousiasmes de l’enfant qu’il était, fasciné par l’aventure que représentait cette arrivée en terre métropolitaine. Il restitue avec tendresse ses premiers émois amicaux dans la cité ouvrière de Sartrouville, ses escapades en mobylette avec ses nouveaux camarades. Sous sa plume, la saveur des premières amours adolescentes vient adoucir l’amertume de l’exil.
Le grand intérêt du livre réside dans la façon remarquable dont Stora dissèque les ambiguïtés de l’intégration. Il montre comment sa famille juive, hier encore au cœur de la culture française d’Algérie, doit en France gommer ses particularismes pour s’assimiler au plus vite. Ses parents l’enjoignent à perdre son accent, à renier ses traditions, à rompre avec le judaïsme traditionnel de ses ancêtres. « Il faut regarder vivre les Français. Observe comment ils font, comment ils parlent !« , lui martèle sa mère.
Benjamin Stora avoue avoir longtemps tu son enfance algérienne, honteux d’appartenir au camp des vaincus. Adolescent, il s’efforce de dissimuler ses origines, de se fondre dans la masse de ses camarades. Lui, l’ancien « indigène », doit s’assimiler au plus vite à une culture française qui ne lui tend pas les bras.
Mais Stora montre aussi, avec subtilité, comment son engagement politique au sein de l’extrême gauche après 1968 lui permet précisément de concilier intégration et fidélité à ses racines. S’il rompt avec les traditions familiales, son militantisme trotskiste l’inscrit dans une filiation avec ces grands révolutionnaires juifs d’Europe centrale – Trotsky, Rosa Luxemburg, Victor Serge – qui conjuguaient universalisme socialiste et identité juive.

Une addition des mémoires, plutôt que leur confrontation

Benjamin Stora excelle à montrer comment son parcours d’historien lui offre une forme de légitimité et d’ancrage dans une France dont il est devenu l’un des plus éminents représentants. Sa carrière universitaire lui permet d’assumer pleinement ce pan algérien de son identité si longtemps refoulé. Il parvient à conjuguer avec harmonie ses diverses appartenances, à cultiver un art de l’addition des mémoires plutôt que leur confrontation stérile. Il ne cesse d’œuvrer à une réconciliation de ces dernières. Son approche, en accord avec l’exigence philosophique hégélienne de reconnaissance mutuelle, ouvre la voie à un véritable apaisement. À travers son itinéraire singulier, l’historien offre une réflexion profonde sur les ressorts de l’intégration dans une France qui peina à considérer ces rapatriés comme des compatriotes à part entière.
Avec L’Arrivée, Benjamin Stora réalise cette intrication du particulier et de l’universel, en entremêlant son odyssée personnelle d’enfant juif exilé d’Algérie avec le grand récit national de la fin de la colonisation et de l’indépendance algérienne. Son témoignage singulier vient ainsi éclairer philosophiquement la condition de l’homme, pris entre son destin propre et le devenir de l’Histoire. Il signe ainsi un ouvrage d’une belle intensité.

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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