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Le cinéma apparaît comme un lieu propice aux mythes, et le livre de Caroline Eades aborde certains d’entre eux, qu’il définit d’abord avec les termes de l’ange Heutebise de Cocteau, avant de le présenter comme un langage, à travers les quatre films qu’énumère le titre. Elle constate en effet que, sur ce sujet, le cinéma a hérité de la tradition orale, des canons de l’esthétique occidentale remontant à l’époque médiévale et des concepts élaborés par les sciences humaines et sociales. Puis elle retrace l’histoire des approches critiques de la mythologie sur grand écran, avant de montrer comment le 7 è art contribue à une évolution spécifique du mythe, ce qui lui confère une place à part entre épopée et formes plus modernes de littérature. Le livre se concentre sur les figures d’Ulysse, Orphée, Eurydice et Europe dont les aventures ont été transposées par des réalisateurs dont les films jouent un rôle particulier dans l’histoire récente du cinéma.

Le premier film auquel s’attache Caroline Eades est Ulysse (1982), d’Agnès Varda, qui renvoie aux prémices de la carrière de la cinéaste sur le plan des différents médias et genres convoqués, mais fait aussi écho à deux autres œuvres de celle-ci, Oncle Yanco (1967) et Nausicaa (1970). Ulysse,qu’elle présente comme « une idée d’image »,s’enracine dans l’univers homérique et réfléchit sur le lien entre mort et photographie, mais aussi sur celui entre image, imaginaire et pensée. Dans ce film, pour lequel elle choisit de se réapproprier l’argentique, la réalisatrice aborde la question du réalisme, dévoilant ainsi, à l’entame du film « le mythe de la fenêtre ouverte sur le monde, du découpage de la réalité en fragments et de toutes les illusions permises par le fort degré d’iconicité de l’image photographique ». Ulysse met en évidence les interrogations esthétiques générées par la prise de vue sur plaques et l’usages des codes de composition académiques, alors que, paradoxalement, le cliché présenté au début du film manifeste une grande simplicité, tant par son angle de vue que son cadrage ou son contenu, une chèvre, un homme et un garçon. La voix de Varda, superposée au plan de la chèvre morte, constitue l’animal en constellation, avant d’évoquer toute une série de chèvres mythiques ou fabuleuses. La réalisatrice veut montrer que la technique photographique des origines permet de provoquer ou faire resurgir les productions de notre imaginaire, et présente le processus créatif à l’œuvre dans sa pratique de photographe et de cinéaste ; le plan initial du film joue à la fois sur l’immobilité des actants et le dynamisme du regard des spectateurs induit par la construction du plan. La photographie apparaît comme l’origine du cinéma de Varda, une étape du processus du film, établissant ainsi des passerelles entre passé et présent, pour renvoyer à « la fonction étiologique du mythe ». A la différence de théoriciens de la photographie comme Bazin, Barthes et Duras, qui mettaient l’accent sur sa dimension ontologique, la réalisatrice se dégage de la référence au réel et repense le statut de l’image, préfigurant ainsi les travaux de Baudrillard et Manovitch.

Son film relève de ce qu’elle appelle le cinécrit, qui consiste à « poursuivre une idée d’image », et qui, tout comme le texte homérique, transmis dans son état lacunaire depuis l’Antiquité, n’est pas un texte fini. Contrairement à certains films d’Agnès Varda, dont les titres reposent sur des jeux de mots, Ulysse et Nausicaa ont en commun l’usage de prénoms homériques, et conservent un ton ludique, parfois parodique, le mélange de grands classiques et de culture populaire reflétant l’attachement de la réalisatrice, fille d’exilé grec, à ces figures mythiques, à travers leurs diverses transcriptions. La dimension autobiographique affleure dans le film, et c’est sa propre odyssée et ses mythes personnels qu’évoque ici la cinéaste, qui place son enfance et sa jeunesse « sous l’égide d’une Grèce originelle, à la fois objet de recherche et terre abandonnée ». Ariane moderne, elle tisse un fil conducteur entre des individus distincts, qu’il s’agisse de migrants, de chanteurs populaires ou de pionniers de la photographie. Elle associe le mythe au montage d’images pour faire émerger les opérations nécessaires à la reconstitution de la mémoire collective. Elle adopte non le rôle de protagoniste, mais celui de spectatrice et auteure de la photographie, ainsi que de narratrice dans le cinécrit, et s’apparente aux enchanteresses de l’Odyssée grâce au pouvoir du regard. Par sa photographie et son commentaire elle met sur un pied d’égalité les choses mortes ou vivantes pour privilégier un présent qui l’aide à échapper à la mort et à toujours se construire, dépassant les angoisses de l’Histoire pour garder une forme d’optimisme, et orientant l’image d’Ulysse vers la vie.

Le livre de Caroline Eades analyse ensuite le dernier film d’Alain Resnais, Vous n’avez encore rien vu, 2012, sous l’angle de la disparition. Il reprend l’intrigue de deux pièces d’Anouilh, et en particulier l’idée d’un metteur en scène qui, de manière posthume, invite ses comédiens à voir la captation d’une pièce qu’ils ont souvent jouée, en l’occurrence Eurydice de ce dramaturge. Le film, comme la pièce, procurent une sensation d’enfermement. Caroline Eades s’interroge sur l’utilisation du mythe antique, dont Resnais offre une variante très éloignée. Sa complexité provient d’une structure d’emboîtement : transposition moderne de Cher Antoine, représentations en miroir d’Eurydice, la pièce adaptant déjà le mythe antique, qui suscitent tout un jeu de reflets et de glissements de multiples avatars du mythe, d’autant que les acteurs jouent trois rôles différents.  Mais le travail du cinéaste excède l’adaptation d’un corpus de textes. Comme l’écrit la théoricienne : « « Il n’est alors pas strictement accidentel que le thème de la mort du metteur en scène comme « héros » tisse dans le film de Resnais le fil qui relie le mythe à la tragédie grecque puis à la dramaturgie moderne avant de gagner les images cinématographiques. » Elle montre comment le metteur en scène s’efforce d’échapper à des funérailles traditionnelles par ce jeu de mise en abyme du théâtre et du cinéma qui met l’accent sur l’objet de sa gloire (le kleos des Grecs). Le film de Resnais qui pose dès le début la question du réalisme et de l’iconicité du cinéma par le biais de la référence au théâtre, se situe dans la lignée de théoriciens du7 è art, de Kracauer à Manovitch, mais s’inscrit aussi dans le cadre d’une réflexion épistémologique plus vaste, de Merleau-Ponty à Nancy. Le film se constitue sur un jeu d’oppositions : réel/représentation, dedans/dehors, posant la question de l’invisible et de l’indicible, en revisitant ainsi le mythe d’Orphée et les symboles associés à la mort. L’image cinématographique renvoie alors à « … un tiers-lieu, un autre type de représentation qu’elle affiche, manipule et finalement annule en la réduisant à ce » qu’elle est : un locus dont le cinéma est le tenant, à savoir ce qui sert à contenir, remplacer et dépasser… »

La reprise par Resnais des pièces d’Anouilh écarte le spectaculaire et le détail pour privilégier l’art théâtral, mis en valeur par la durée des scènes, les répétitions et le nombre des acteurs. Si Anouilh transformait les figures mythologiques en personnages et actions crédibles pour les spectateurs contemporains, le film de Resnais combine un mouvement centrifuge (éloignant les spectateurs) et un mouvement centripète créé par le film enchâssé, des éléments viennent subvertir la mise en abyme. Le film se réfère au mythe non en termes d’histoire, de narration ou de contenu, mais de texte énoncé, plusieurs fois adapté et constamment cité. Chaque mythe raconte une disparition, et la substitution à la fin du film de l’image à la parole remplit la même fonction. Cette référence à la mythologie donne à Resnais, dont l’œuvre cinématographique s’achève par une image sobre et « la rémanence de la parole proférée », l’occasion d’explorer les rapports entre l’auteur et sa pratique, en particulier en ce qui concerne la direction d’acteurs et la performance de soi par ces derniers. Sa démarche ambigüe qui se sert du théâtre pour valoriser le cinéma, met l’accent d’une part sur l’image qui « re-suscite la parole dans le film » et le pouvoir de la parole, autre motif prégnant du mythe d’Orphée après celui de l’impossible retour à la vie. Le film se recentre sur ce dernier en montrant le retour définitif d’Eurydice aux Enfers. L’originalité du film réside dans le caractère létal de l’expérience proposée par le metteur en scène à ses acteurs, et la dimension infernale de l’enterrement final, rappelant Huis-Clos de Sartre. Le caractère orphique du film repose aussi sur la fascination méduséenne exercée par le cinéma, et la multiplication des miroirs dans ce dernier opus de Resnais.

Métamorphoses, de Christophe Honoré, inspiré par l’œuvre éponyme d’Ovide, et Sa Majesté Minor, de Georges Annaud, offrent d’autres modes d’appréhension de la mythologie par le grand écran. L’art de la métamorphose, célébré par le texte ovidien, pourrait renvoyer à l’histoire du 7 è art, qui « est en elle-même celle des métamorphoses, des passages d’une forme à l’autre et de l’apparition de corps nouveaux… » Caroline Eades souligne que, pour Honoré, « l’acte de filmer est un acte de métamorphose ». Dès les premiers temps, à la suite de Méliès, les opérateurs ont expérimenté les pouvoirs magiques d’un art qui semblait pourtant dédié au réalisme. Narration et montage jouent sur la temporalité de la métamorphose qu’ils inversent ou diffèrent. Mais le film d’Honoré se distingue car sa fonction étiologique « consiste moins à présenter les mythes comme récits des origines du monde qu’à confirmer le renouvellement constant du récit de métamorphose comme passage d’une forme à une autre dans la création cinématographique. » En considérant les mythes de métamorphose comme des récits originels, le réalisateur revient aux origines du cinéma et accorde plus d’intérêt au montage qu’aux effets spéciaux, (sans pour autant dédaigner les trucages numériques, morphing, incrustations) car le montage confère au film sa fluidité en associant le regard des personnages à celui des spectateurs, les techniques traditionnelles renforçant la croyance au fabuleux. Dans Sa Majesté Minor, Georges Annaud choisit l’époque pré-mycénienne pour ancrer son film dans un espace dépourvu de références littéraires, historiques et archéologiques, et lui donner une dimension parodique, faite de décalages, inversions ou travestissements, mais surtout de son inscription « dans la lignée des mythes, contes et légendes consacrés à des personnages élevés par des animaux. La parodie d’Annaud s’enracine dans une imitation ludique des mythes, dont on trouve déjà des occurrences chez les auteurs antiques.

On ne peut épuiser en quelques pages la richesse de l’excellent livre de Caroline Eades qui, en se fondant sur une assise théorique extrêmement solide et des analyses de films précises et approfondies, revisite la relation entre cinéma et mythologie non seulement en termes de contenu mais aussi de structure et de forme. Une lecture aussi exigeante que stimulante, qui permet au lecteur de mieux comprendre la relation complexe qui a pu s’instaurer entre les mythes et le cinéma.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Eades, Caroline, « Cinéma et mythologie : Varda, Resnais, Honoré, Annaud », L’Harmattan, « Champs visuels », 10/03/2021, 1 vol. (276 p.), 28€

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