Claire Deya, Un monde à refaire, Éditions de l’Observatoire, 03/01/2024, 1 vol. (413 p.), 22€
Un monde à refaire nous sensibilise à une période largement méconnue de notre histoire : celle du déminage du territoire français à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Préalable incontournable au relèvement du pays dévasté, les opérations de déminage furent confiées au ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme qui, en février 1945, créa une Direction du déminage, placée sous la responsabilité de Raymond Aubrac (1914-2012).
Le roman de Claire Deya s’intéresse au déminage des côtes méditerranéennes où d’importantes quantités de mines (13 millions) ont été laissées par les Allemands. L’autrice nous emporte dans un récit vibrant qui, à la fois, documente avec précision les enjeux multiples des opérations de déminage hautement dangereuses – tout spécialement pendant la phase de désamorçage – et cisèle une fresque romanesque émouvante autant que captivante.
Située à Hyères (Var) et dans ses environs où, en cette année 1945, la grande majorité des habitants et habitantes souhaitent pouvoir profiter pleinement du retour de la paix, l’intrigue d’Un monde à refaire nous attache à des personnages pour qui la guerre n’a pas fini, tant s’en faut, d’exiger d’eux, de les hanter, les empêchant de “réinventer leur vie”.
Quand la paix est encore en suspens
Entre guerre et paix, dans un contexte d’incertitude et d’instabilité significatives, un fort sentiment de suspicion s’est exagérément développé en France. Ce sentiment a notamment généré des rumeurs négatives infondées sur les démineurs dont l’activité et la personnalité réputées guerrières heurtaient l’aspiration générale à la fête et la légèreté.
Requérant expressément précision et patience, le déminage retardait la réalisation de projets entrepreneuriaux d’ampleur ou, plus simplement, le retour à l’usage des terres agricoles et des ateliers pour conjurer ce hiatus insoluble à court terme, la population était encline à percevoir les démineurs comme des délinquants qui avaient accepté de risquer leur vie pour échapper à la prison ou, pire encore, “des collabos essayant de blanchir leur sombre passé” ; il lui arrivait aussi de tenter de les soudoyer pour bénéficier en priorité d’un déminage privé !
En France, les militaires étant postés en Allemagne comme ceux des autres pays alliés, le déminage se fit avec des civils volontaires recrutés sur la base d’un contrat reconductible tous les trois mois et avec des Allemands non-nazis prisonniers de guerre. À Hyères, sous la direction de Fabien, résistant admiré de tous pour ses sabotages d’usines, les jeunes démineurs volontaires ont des profils distincts et des raisons différentes d’accepter de risquer leur vie, la paix revenant.
Par exemple, Miguel Angel a fui le franquisme ; puis, après “avoir été parqué au camp d’Argelès-sur-Mer”, il a combattu le nazisme aux côtés des Français. Henri ne voulant pas “s’abîmer les poumons dans les galeries souterraines du Nord comme son père et ses oncles” a opté pour le grand air du Sud. S’étant enfui d’Allemagne où il fut prisonnier durant trois années, Vincent est à la recherche d’Ariane, la femme passionnément aimée dont il a perdu la trace ; en s’engageant dans le groupe de Fabien, il pense pouvoir obtenir des informations la concernant auprès des démineurs allemands.
Malgré leur peur de mourir ou de rester gravement handicapé et leur honte de désormais faire partie des vaincus, ces derniers voient dans le déminage l’opportunité de se soustraire pendant la journée aux conditions de vie très dégradées et à l’ennui des camps de prisonniers. Ainsi, francophile et antinazi convaincu, Lukas considère sa participation au déminage comme un tremplin au service du plan d’évasion, qu’obstinément, il échafaude.
Quand les ennemis d’hier doivent aujourd’hui coopérer
Malgré l’article 31 de la Convention de Genève (1929) interdisant l’emploi des prisonniers de guerre à des tâches dangereuses, la Direction du déminage obtint des Alliés l’autorisation de prélever un contingent de plusieurs milliers de soldats allemands sur les 500 000 attribués à la France pour des travaux d’intérêt public.
Or, en 1945, quand le déminage démarre, les volontaires acceptent très difficilement d’avoir à côtoyer les prisonniers allemands qu’ils haïssent au plus haut point ; en permanence, ils tiennent à faire savoir qu’ils sont les vainqueurs et que les Allemands vaincus sont leurs obligés méprisés. À Hyères, bien que ressentant cette même haine, Fabien, sait qu’au sein du groupe qu’il encadre, il ne peut y avoir un sous-groupe détestant ouvertement l’autre, cette exigence étant une question de vie ou de mort pour tous. Son aura de résistant et son expertise élevée en déminage lui confèrent une autorité lui permettant de contraindre, souvent sur le fil du rasoir, les volontaires à l’impératif de la solidarité avec les prisonniers allemands. D’ailleurs, en coordonnant le déminage en train de se faire, Fabien ne peut que constater l’application et l’implication sans réserve de ceux-ci sur le terrain miné.
Comme ce fut le cas sur d’autres lieux de déminage, l’explosion tant redoutée qui se produisit à Hyères, avec des morts et blessés parmi les volontaires et les prisonniers allemands, contribua à faire reculer la haine jusque-là préjudiciable. Au cœur du désastre de fer et de feu, des prisonniers allemands valides se sont portés au secours des volontaires et inversement. Et, lorsque Vincent, spécialisé en chirurgie des catastrophes et des guerres, n’hésita pas à opérer à vif un jeune soldat allemand très grièvement blessé, la terrible douleur en direct de celui-ci fut profondément éprouvée par tout le groupe,
Avec la prudence requise après cinq années d’un conflit meurtrier, l’expérience partagée de l’explosion dévastatrice d’Hyères rapprocha donc volontaires et prisonniers allemands. Dorénavant, pour tous, constituer une équipe de démineurs soudée s’imposa comme la règle cardinale face au danger permanent. Pour les volontaires Fabien et Vincent, coopérer avec le prisonnier allemand Lukas s’avéra concevable pour débusquer les criminels nazis en cause dans la mort d’Odette et la disparition d’Ariane, les deux femmes tant aimées.
Des démineurs et des femmes
À Hyères, alors que la haine des démineurs à l’égard des prisonniers allemands est toujours palpable, illuminant les pages d’Un monde à refaire, des femmes ont fait le pari de la paix et de ses promesses. C’est le cas de Léna qui, en début de soirée, accueille dans son café les volontaires épuisés physiquement et psychiquement par une journée de déminage plus ou moins faste. Si chacun admire la souplesse et la vivacité de ses déplacements autour des tables en rêvant d’être celui qui retiendra son attention, tous lui sont gré de son écoute discrète mais attentive, les amenant à entrevoir, le temps de déguster une bière, la possibilité d’un avenir pacifié qu’ils ont encore beaucoup de mal à appréhender.
Il y a aussi Mathilde, la femme qui a loué “une petite maison – atelier d’artiste au bord de la mer” à Vincent. Il émane, de sa prestance et de son élégance, une sagesse réconfortante : celle de faire savoir à son interlocuteur, sans avoir à se perdre dans de longs discours, qu’elle comprend et compatit aux malheurs et infamies dont s’est repue la guerre mais qu’il faut maintenant, non pas oublier, mais transcender pour enfin vivre.
Et puis, il y a Saskia qui, de retour d’Auschwitz où tous les autres membres de sa famille ont péri, découvre que sa maison est habitée par d’autres. Spoliée du lieu auquel elle s’était autorisée à s’accrocher pour ne pas mourir, Saskia est d’abord “terrorisée, emportée dans les abysses gris et tournoyants de sa mémoire”. Puis, se sentant soutenue sans curiosité envahissante par Vincent qui l’héberge, mais aussi par Mathilde qui, par petites touches délicates, lui rouvre les portes d’un voisinage rassurant, ou encore, par la jeune femme accostée parce qu’elle portait l’une des robes de sa mère achetée sur un marché et qui lui propose spontanément de la lui rendre, Saskia accepte l’idée que, peut-être, elle peut continuer à vivre sans se réduire et être réduite à son statut de déportée survivante. Cela lui donne notamment la force d’entreprendre les démarches pour recouvrer la propriété de sa maison et identifier celui ou celle qui a livré sa famille aux autorités françaises, relais zélés des nazis.
En faisant cheminer ses héros démineurs vers un monde et des relations apaisées, Claire Deya a l’immense mérite de lever le silence sur la période du déminage de la France. En mobilisant avec justesse la rigueur de l’historienne et la sensibilité de la romancière, elle saisit les premiers pas de la réconciliation en acte entre l’Allemagne et la France. Elle nous offre également un récit très attachant dans lequel, perdu et anéanti dans le tumulte des combats, l’amour parvient, avec la paix qui s’impose, à cicatriser ses blessures et à s’ouvrir à des possibles.
Chroniqueuse : Éliane le Dantec
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