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Jean-François Colosimo, Occident, ennemi mondial N°1, Albin Michel, 27/03/2024, 1 vol. (250 p)., 21,90€

Dans Décadence, Michel Onfray avait dressé un constat sans appel : tout empire est condamné à sombrer dans les abîmes de l’histoire, rongé par ses contradictions internes et ses démesures expansionnistes. Une vision fataliste qui semble ne laisser aucune place à l’espérance ou au renouveau. C’est précisément ce paradigme que vient bousculer avec fracas Jean-François Colosimo dans son nouvel essai Occident, ennemi mondial N° 1, en nous plongeant au cœur de la confrontation apocalyptique qui oppose aujourd’hui les néo-empires orientaux (Russie, Turquie, Iran, Chine, Inde) à un Occident érigé en figure absolue du Mal.

L'Occident inversé : rêves de vengeance

Loin de se résigner au spectacle de ce déclin annoncé, les nouveaux maîtres de l’Est ont fait de la haine de l’Occident le ferment d’une idéologie palingénésique, promettant à leurs peuples une régénération purificatrice par l’éradication d’un ennemi honni. Poutine, Erdoğan, Khamenei, Xi Jinping, Modi : autant de noms qui résonnent comme un appel à la revanche contre les affres de l’histoire, et au renversement vengeur d’un ordre mondial jugé inique et décadent.

Mais cette rhétorique enflammée, savamment distillée et martelée, ne serait en réalité qu’un leurre, nous révèle Jean-François Colosimo avec une lucidité implacable. Car derrière la posture anti-occidentale de ces pyromanes géopolitiques se dissimule une fascination secrète et inavouable pour cette modernité occidentale qu’ils prétendent pourtant rejeter. Loin d’incarner une alternative, ils ne font que plagier et exacerber ses dérives les plus toxiques : culte de la force, mépris du droit, obsession de la domination, hubris prométhéenne. Leur rêve de palingénésie impériale se révèle n’être qu’une hideuse résurrection des pires travers de l’Occident.

C’est à une plongée vertigineuse au cœur de cette « fascination du pire », qui prospère sur les ruines encore chaudes du siècle des totalitarismes, que nous convie Jean-François Colosimo dans cet ouvrage d’une érudition stupéfiante et avec l’audace intellectuelle qui est sa marque de fabrique. En disséquant les ressorts de cette fuite en avant mortifère, il nous confronte à l’impasse existentielle d’une modernité dévorée par ses démons, et qui menace d’emporter l’humanité dans une spirale infernale. Un constat glaçant, qui appelle une réaction urgente et radicale : pas de palingénésie sans une métanoïa préalable, cette conversion spirituelle profonde que l’Occident doit opérer en lui-même pour espérer échapper à la catastrophe. Un livre choc, miroir sans concession de notre époque déboussolée.

L'idée impériale, de l'apogée au déclin

Dans la première partie de son ouvrage, Jean-François Colosimo propose une analyse diachronique de l’idée impériale, retraçant ses évolutions et ses métamorphoses depuis l’aube des civilisations jusqu’à l’orée du XXe siècle. L’auteur met en exergue les mutations paradigmatiques qui ont affecté la notion d’imperium au fil des âges, passant d’une conception cosmique et sacrale, incarnée par un potentat quasi divin, à une vision sécularisée et technologique de la puissance illimitée, légitimée par l’idéologie du progrès universel.
Jean-François Colosimo illustre cette trajectoire en convoquant une impressionnante galerie d’empires, des cités mésopotamiennes à l’aventure d’Alexandre le Grand, de la Pax Romana aux empires coloniaux européens des temps modernes. Il montre comment chaque grande formation impériale a reflété et façonné les représentations du pouvoir et de la souveraineté propres à son époque, tout en s’inscrivant dans une dynamique de longue durée marquée par une centralisation et une rationalisation croissantes des modes de domination.
L’apogée de ce processus est atteint, selon l’auteur, dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque les puissances européennes, portées par leur supériorité technique et leur messianisme civilisateur, se lancent dans une course effrénée à la conquête et à la colonisation du monde. L’impérialisme se pare alors des atours de la science et de la mission providentielle, justifiant l’assujettissement et l’occidentalisation forcée des peuples « arriérés » au nom du progrès de l’humanité.
Mais cette arrogance conquérante, souligne Jean-François Colosimo, porte en elle les germes de sa propre destruction. La Grande Guerre marquera le début du déclin de l’hégémonie européenne et de son universalisme abstrait, pulvérisé dans les tranchées de Verdun. Les empires occidentaux sortent exsangues et délégitimés de ce cataclysme, ouvrant la voie aux mouvements de décolonisation et aux idéologies anti-impérialistes qui contesteront leur suprématie tout au long du XXe siècle.

L'occidentalisation comme piège

L’auteur explore les tentatives des empires traditionnels d’Orient pour réagir à l’expansion occidentale et moderniser leurs structures étatiques et sociétales. Confrontées au défi existentiel posé par l’hégémonie européenne, les élites dirigeantes de ces empires – qu’il s’agisse de la Russie tsariste, de l’Empire ottoman, de la Perse kadjar, de la Chine mandchoue ou de l’Inde moghole – vont s’engager, de la fin du XIXe siècle au début du XXe, dans de vastes entreprises de réforme visant à imiter et adapter le modèle occidental.
Jean-François Colisimo analyse donc en profondeur les ressorts et les contradictions de ces politiques d’occidentalisation par le haut, menées de façon autoritaire par des gouvernants fascinés par la puissance technologique et militaire de l’Europe, mais soucieux de préserver leur propre pouvoir et de ne pas aliéner les fondements religieux et culturels de leur légitimité. Il montre comment ces tentatives de greffe artificielle du paradigme occidental sur des sociétés encore largement traditionnelles vont rapidement tourner au piège et précipiter la crise des empires concernés.
Loin de renforcer ces États, les réformes inspirées de l’Occident ne feront qu’exacerber leurs vulnérabilités et leurs déséquilibres internes. En imposant des changements brutaux et souvent mal compris, en discréditant les repères et les croyances ancestrales sans parvenir à y substituer une identité moderne cohérente, elles saperont les bases mêmes du contrat social et politique qui fondait ces empires multi-ethniques et multi-confessionnels.
Car Jean-François Colosimo excelle à décrypter les effets délétères de cette occidentalisation à marche forcée : contestations croissantes des élites traditionnelles (noblesse, clergé) dépossédées de leur statut, frustrations des nouvelles couches instruites à l’occidentale mais privées de débouchés, émergence de mouvements nationalistes et révolutionnaires appelant au renversement de l’ordre impérial, montée des revendications séparatistes attisées par les ingérences européennes, etc.
Par une analyse fine des réformes entreprises dans chaque empire (Tanzimat ottomanes, Drang nach Osten russe, révolution constitutionnelle persane, mouvement d’auto-renforcement chinois, etc.), l’auteur montre comment l’occidentalisation, loin d’être la solution miracle, va agir comme un catalyseur des forces centrifuges qui précipiteront l’effondrement de ces géants aux pieds d’argile. Un effondrement qui laissera le champ libre aux expériences totalitaires et fondamentalistes du XXe siècle, en gestation dans les décombres de ces empires échoués sur les récifs de la modernité.

Entre totalitarisme et fondamentalisme

Jean-François Colosimo consacre un examen approfondi aux expériences totalitaires et autoritaires qui ont marqué le XXe siècle dans les empires orientaux déstructurés par l’influence occidentale. Il analyse la radicalisation de l’occidentalisation opérée par les nouveaux autocrates issus des révolutions ou des coups d’État militaires qui ont balayé les anciennes dynasties. Qu’il s’agisse de Lénine et Staline en Russie, d’Atatürk en Turquie, des Pahlavis en Iran ou de Mao en Chine, ces dirigeants vont tous pousser à son paroxysme la logique prométhéenne du remodelage intégral de la société et de l’homme nouveau, en s’inspirant des aspects les plus brutaux et déshumanisants de la modernité occidentale.
L’auteur décrypte alors les ressorts de cette occidentalisation totalitaire, qui mobilise l’ensemble des moyens coercitifs et psychologiques de l’État-parti pour façonner des citoyens entièrement soumis et dévoués au projet révolutionnaire. Culte de la personnalité du leader charismatique, érigé en guide infaillible et en incarnation des lois de l’Histoire ; terreur policière omniprésente, à travers un appareil répressif tentaculaire chargé de traquer les ennemis réels ou supposés du régime ; endoctrinement idéologique permanent visant à inculquer la vision du monde officielle et à extirper toute pensée critique ou « réactionnaire » ; mobilisation guerrière des masses, appelées à se sacrifier pour les impératifs supérieurs de la nation ou de la classe ; lancement de projets pharaoniques et démiurgiques censés transformer la nature et prouver la toute-puissance du nouveau système… Rien ne sera épargné, jusqu’à la vie privée des individus, pour créer cet « homme nouveau » entièrement façonné et possédé par l’idéologie dominante.
Cette occidentalisation extrême, loin de tenir ses promesses de libération et de progrès, engendrera des désastres humains et écologiques sans précédent. Famines planifiées, déportations massives, répressions sanglantes, ravages environnementaux : le bilan de ces expériences sera terrifiant, tandis que l’utopie de l’homme régénéré accouchera d’un cauchemar orwellien. Mais par-delà ces échecs cuisants, l’auteur souligne que le projet d’éradication du passé et des croyances traditionnelles, au cœur du totalitarisme modernisateur, se révélera un fiasco intégral. Non seulement les religions ne disparaîtront pas, mais elles ressurgiront sous une forme virulente et revancharde à partir des années 1970, comme en réaction à la table rase imposée par des pouvoirs honnis.
Wahhabisme, néo-confucianisme, hindutva : autant de courants radicaux qui vont subtilement phagocyter les idéologies sécularisatrices qui prétendaient les avoir vaincus, avant de conquérir le pouvoir et de lancer la contre-offensive anti-occidentale à laquelle on assiste actuellement. Jean-François Colisimo décèle dans ce retournement spectaculaire l’ultime paradoxe d’une occidentalisation qui, après avoir échoué à s’imposer par la force, se voit défier sur son propre terrain par des adversaires se réclamant des valeurs qu’elle pensait avoir éliminées.

L'Occident, un cryptogramme ambigu

Dans la dernière partie de son ouvrage, plus polémique et provocatrice, Jean-François Colosimo remet en question la pertinence même de la notion d’Occident, cible obsessionnelle des néo-empires qui prétendent l’abattre. Avec une grande rigueur critique, il s’attache à déconstruire ce concept protéiforme, aux contours géographiques et culturels éminemment labiles et équivoques. Loin de renvoyer à une réalité univoque et substantielle, l’idée d’Occident apparaît comme une représentation fluctuante et contradictoire, qui semble s’être progressivement réduite, depuis 1945, à la sphère d’influence américaine et à l’architecture sécuritaire de l’Alliance atlantique.
L’auteur montre en effet comment les États-Unis, après avoir pris le relais des anciennes puissances coloniales européennes, ont reformulé à leur profit le messianisme civilisateur et les ambitions hégémoniques du vieil impérialisme occidental. Mais ils l’ont fait en lui donnant une tonalité idéologique inédite, celle d’une  » théodémocratie » qui sacralise sa propre domination planétaire au nom de valeurs prétendument universelles et d’une destinée manifeste. En analysant les ressorts de cette « religion civile » américaine, qui conjugue nationalisme et universalisme, unilatéralisme et multilatéralisme, hard power et soft power, l’auteur met en lumière le caractère fondamentalement ambigu et potentiellement conflictuel de cette nouvelle mouture de l’occidentalisme.
Toutefois, la critique acérée de Jean-François Colosimo ne se limite pas à cette dénonciation de l’hégémonie américaine et de ses contradictions. Avec une égale vigueur, il s’en prend aux prétentions des puissances dites « anti-occidentales », au premier rang desquelles la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping, qui se posent aujourd’hui en hérauts de la « désoccidentalisation » et en champions d’un ordre multipolaire. Par cette analyse au scalpel des ambiguïtés et des non-dits qui structurent les discours « occidentalistes » et « anti-occidentalistes », Jean-François Colosimo nous invite à donc prendre du recul par rapport à une rhétorique binaire et manichéenne, qui occulte les profondes connivences et similitudes entre des projets de domination en apparence antagonistes. Il nous montre que l’Occident honni est d’abord un « cryptogramme » fantasmatique, un miroir déformant qui renvoie à chacun de ses contempteurs une image inversée de sa propre volonté de puissance.

Réinventer l'universalisme, ultime rempart

En conclusion, Jean-François Colosimo lance un appel vibrant à un sursaut des consciences face à la résurgence des impérialismes et à la montée des périls qui menacent la civilisation. Après avoir dressé un constat implacable des ravages causés par l’hubris occidentale et ses retombées catastrophiques, il exhorte les héritiers des Lumières à une réaffirmation intransigeante des valeurs humanistes qui fondent leur identité profonde.
Car les monstres engendrés par les dérives de l’occidentalisation forcenée, hier encore perçus comme les fossoyeurs d’un ordre honni, s’apprêtent aujourd’hui à dévorer leur géniteur dans une ultime confrontation palingénésique. Face à ce défi existentiel, aucune compromission n’est plus possible, aucun accommodement n’est plus tolérable. C’est d’un réveil radical des esprits et des volontés dont l’Occident a besoin pour espérer échapper à la submersion.

Jean-François Colosimo en appelle donc à une mobilisation de tous les instants, sur tous les fronts – politique, diplomatique, militaire, culturel, spirituel – pour faire barrage à la déferlante des néo-barbares. Une résistance intellectuelle et morale qui exige de rompre avec la tentation du renoncement et de la repentance stérile, pour assumer sans complexe l’héritage des « magiciens prométhéens » qui ont fait la grandeur de l’Occident. Non dans une tentative vaine de ressusciter les chimères d’une hégémonie révolue, mais pour réinventer un universalisme humble et exigeant, conscient de ses fautes et de ses limites. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que l’humanité pourra espérer éviter le naufrage annoncé, et être à la hauteur des défis vertigineux qui l’attendent. Puisse cet ouvrage magistral, miroir sans concession de notre époque, être une boussole lucide pour affronter les tempêtes du siècle à venir.

Image de Chroniqueuse : Eliane Bedu

Chroniqueuse : Eliane Bedu

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