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Loin du sacrement, ces “Confessions” de Rabee Jaber guident le lecteur vers les détours et circonvolutions de la mémoire, dans un Liban en guerre. Parcours singulier d’un narrateur en quête de son identité et de ses souvenirs.
Étranges confessions que ces “Confessions” fictives qui, comme souvent – toujours ? – dans la fiction, semblent si réelles. Par un effet d’enchâssement, le narrateur cadre recueille les confessions d’un narrateur véritable, Maroun, enfant chrétien de la guerre civile libanaise. Nulle faute à avouer ici. Depuis Vatican II, l’aveu s’appelle désormais “le sacrement de la réconciliation”. Il s’agit bien d’une quête, celle de soi, celle d’un travail sur la mémoire : s’approprier sa propre histoire afin de se réconcilier avec ce(ux) qu’il a connu(s). “J’ai lu que la mémoire était un palais aux mille pièces sous lequel se déployait un réseau de galeries et de caveaux.” Chaque chapitre de ce cours roman (160 pages) exhume un de ces pièces mémorielles, enfouie dans les abysses qui nous sauvent parfois, nous étouffent souvent. Comme dans une psychanalyse, il faut parler : pour se souvenir, se retrouver, se construire, fussent sur les ruines d’un moi traumatisé. “Aujourd’hui, si l’on me demande de démêler le vrai du faux dans mes souvenirs, j’ai peur : j’ai peur de ne pas pouvoir faire la différence, peur de me perdre entre deux personnes.
Maroun raconte surtout son enfance, et la parole, archéologue de ce qui n’est plus, libératrice de l’avenir, nous perd d’abord dans les nombreuses digressions et les incessants commentaires qui viennent enrichir cette tirade qui semble ne jamais devoir s’achever. Entre 1975 et 1990, Beyrouth en guerre resurgit sous les mots ; Achrafieh, le quartier chrétien. La violence, les milices, les bombes, les barrages. Une mère, un père phalangiste, un grand frère et trois sœurs, et la photo du petit frère accroché sur le mur du salon. “Je dis petit parce qu’il est resté petit, parce qu’il n’a jamais grandi, parce qu’on l’a tué quand il était encore enfant.” Maroun a toujours senti sur lui le poids des regards embués de larmes que chacun porte sur lui, dans un va-et-vient avec le portrait du disparu. Bien plus tard, son grand frère lui apprend la vérité : il est le seul survivant parmi les passagers abattus d’une voiture arrêtée par son père à un barrage. Recueilli et soigné, il devient le remplaçant de ce fils disparu : on ne lui donnera pas seulement ses vêtements, mais aussi le même prénom.
Peut-il être Maroun ? Les mots permettent de remonter le temps, de rebâtir une réalité qui s’est effondrée avec la révélation d’une plus grande vérité encore, celle de son origine. “Je sais que cela relève autant du souvenir que de l’imagination. Mais comment faire la part des deux ?” s’interroge-t-il ? Cette confession d’un seul souffle tremble de la violence subie dans le passé, mais les spasmes secouent encore Maroun dont la mémoire défaille. Le langage devient alors l’unique moyen de rassembler les morceaux de ce passé éclaté par la rafle d’un barrage. Qui est-il ? Comment recoudre d’un seul tenant sa propre histoire ? “C’était Maroun qui savait ces choses, moi, comment je les aurais sues ? Moi ? Mais c’était qui ?
Ce qu’il reste de nous quand le voile du passé se déchire, ce sont des souvenirs factices dont le sens s’échappe. Un des pouvoirs de la littérature sur la vie – une des grandes forces de l’autobiographie – consiste à donner du sens – l’ordre du récit – à ce qui n’en a pas a priori – la vie. La révélation que doit assimiler le narrateur rend cette mise en ordre aussi impossible qu’indispensable. “L’ai-je rêvée, cette nuit-là, roulé dans un drap entre ma mère et mes sœurs ?” s’interroge-t-il à nouveau. Les souvenirs qui le construisaient sont à relire, à relier à l’aune d’une nouvelle vérité, d’un nouveau réel qui s’impose contre ce qui avait toujours constitué la réalité. Reste la douleur.

J’avais envie de crier. La douleur était insupportable. Je sais bien, et vous aussi, que la douleur ne se raconte pas. On répète les mêmes mots, encore et toujours, jusqu’à susciter l’ennui de celui qui nous écoute. On s’efforce, on s’échine à dire, à parler de ce qui nous est arrivé, de ce qu’on a subi, et l’autre s’ennuie. Je le sais bien, la douleur est comme ça, elle ne se laisse pas décrire.

Le lecteur ne s’ennuie pas dans cette histoire. Il est pris dans les rets d’une réflexion qu’il ne peut que projeter sur lui-même : sommes-nous la somme des souvenirs qui nous constituent et comment, sinon, fonder notre identité ? Le langage ici, propose une voie, donne la voix. Il compose quelque chose, malgré le réel, plus durable que la réalité.

Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm

Jaber, Rabee, “Confessions”, roman traduit de l’arabe (Liban) par Simon Corthay, Gallimard, “Du monde entier”, 01/04/2021, 1 vol. (153 p.), 16€

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