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En 1984, le réalisateur Michel Fresnel inaugurait à la télévision un documentaire d’un genre nouveau. Sous le titre : “Que deviendront-ils ?” Il proposait de suivre, pendant dix ans, une cohorte d’enfants scolarisés dans une même classe de sixième au lycée Paul Valéry, à Paris. Les épisodes, diffusés à un rythme annuel, permettaient d’observer les jeunes participants dans leur quotidien, de découvrir leur famille, leurs amis, leurs rêves d’avenir. Le format même de l’émission imposait une certaine esthétique de l’ellipse. Certains collégiens présents dans le premier épisode, ne réapparaissaient que bien des années plus tard. Il s’agissait alors pour le téléspectateur de combler les lacunes, d’interpréter sur la base des confidences enregistrées par les journalistes, les changements parfois profonds qui s’étaient opérés entre-temps dans leur existence.
“Soleil Amer”, le deuxième roman de Lilia Hassaine, suscite un sentiment assez semblable. On y suit de la fin des années 1950 à 1997, une même famille originaire de Sétif en Algérie. La narration, si elle linéaire, fait le choix de la discontinuité. On pénètre dans l’intimité des protagonistes comme par effraction. Les chapitres sont des instantanés de vie, espacés de quelques mois, et souvent de plusieurs années. Le roman, assez bref, n’a pas le souci d’exhaustivité des chroniques familiales naturalistes. Les rouages psychologiques des personnages n’y sont pas longuement disséqués. C’est au lecteur de compléter les pointillés laissés en suspens par les ellipses. Il se retrouve en quelque sorte dans une position de voyeur, contraint de composer avec les bribes qu’il peut glaner ici ou là.
Comme de nombreux Algériens, Saïd, le père, a été le premier à venir en France pour y travailler à l’usine :

Considérés comme de simples outils de travail, ces hommes avaient été coupés de leur famille et des plaisirs de la vie. Ils étaient nombreux à avoir sombré dans l’alcool. À leur arrivée, les femmes furent les proies des frustrations de leur mari.

Lorsqu’elle débarque en France, Naja, son épouse, se rend vite compte que le quotidien n’est pas aussi séduisant qu’elle ne se l’était imaginé. Elle se démène pour élever au mieux ses trois filles et son ventre s’arrondit déjà d’une nouvelle grossesse. Le frère de Saïd, Kader, a eu plus de chance. Il a épousé Ève, une jeune française issue d’une famille aisée, avec qui il coule une existence confortable. Ne pouvant avoir d’enfant, le couple se propose d’adopter le bébé à naître. Naja n’a pas vraiment son mot à dire : son mari a déjà pris sa décision et elle l’accepte, résignée. Mais le hasard veut qu’elle donne naissance à des jumeaux. Une facétie du destin qui donne au roman un air de tragédie grecque. Les frères sont séparés : Daniel sera élevé par Kader et Ève, tandis que Naja et Saïd garderont Amir avec eux. En grandissant, les deux garçons deviennent très proches, mais restent persuadés d’être cousins. Seule une poignée de personnes connaît le véritable secret de leur parenté.
Le roman donne à voir ces destinées parallèles, proposant en filigrane une puissante réflexion sur la reproduction sociale et les chances inégales de se faire une place dans la société selon son milieu d’origine. Il dépeint aussi de nombreux de décors, et la façon dont les lieux que nous habitons façonnent notre perception du monde. La cité HLM où vit la famille de Naja, symbole de confort et de modernité dans les années 1960, “communauté d’âme et non d’origine ou d’ethnie” où les ouvriers côtoient les classes moyennes, va progressivement sombrer dans la misère, jusqu’à ne loger que les plus pauvres, ceux qui n’ont pas eu la possibilité de partir ailleurs. Ces déshérités ont alors le sentiment : “de vivre dans un lazaret, une île pour pestiférés. Aucun Parisien ne s’aventurait jamais dans leur banlieue, et moins ils s’y rendaient, plus la distance entre ces deux mondes s’allongeait, entourée de craintes, de fantasme et de peur“.

Les questions de l’intégration et des possibilités d’ascension sociale sont abordées avec beaucoup de justesse et sans idéalisme candide. Lorsqu’il est adolescent, la voisine d’Amir se prend d’affection pour lui, et l’initie à cette culture que Bourdieu qualifiait de “légitime”.

Peu importe d’où tu viens, peu importe la tête que tu as, si tu connais la correspondance de Flaubert, quelques vers de Rimbaud et la musique de Proust, tu as les passeports diplomatiques de toutes les sociétés et de tous les États.

Un beau message d’espoir qui malheureusement finit par se heurter au mur des préjugés et des réalités socio-économiques. Si la culture est bel est bien cette lumière qui transcende les hommes, c’est un soleil mâtiné d’amertume. Lilia Hassaine en fait ici l’implacable démonstration.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Hassaine, Lilia, “Soleil amer”, Gallimard, “Blanche”, 19/08/2021, 1 vol. (157 p.), 16,90€

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