Jeter de dos une pièce dans la fontaine de Trevi serait la promesse de retourner un jour à Rome. À Venise, il n’y a pas de fontaine de Trevi. J’ai eu la chance de visiter la Sérénissime quand le tourisme était au ralenti et les paquebots de croisières absents à cause de la pandémie. À peine dans le train du retour, sa silhouette s’éloignant me laissait un manque imprécis et flou. Un vague à l’âme. Venise, ses lagunes, ses îles et ses canaux : qui a visité la Cité des Doges y retournera une fois, deux fois, trois fois, autant de fois qu’il le pourra, dans cette Atlantide qui périt à son insu (selon la formule de Chateaubriand). À Venise, la fontaine de Trevi serait bien inutile.
Entre deux passages, le visiteur conquis dévorera avec quelques soupirs languissants ce superbe ouvrage d’Élisabeth Crouzet-Pavan, « Venise, VIe-XXIe siècle », retraçant son histoire. On rêvera de revoir la « Piazza San Marco » et surtout les superbes mosaïques de la basilique ; on regrettera de n’avoir pas prêté suffisamment attention à tel « campo », à telle statue ou à telle façade. Mais on comprendra plus intimement le passé si riche de cette ville et ses défis actuels. Par bien des aspects, l’histoire de Venise est singulière dans le paysage urbain des cités italiennes. « Tant de singularité offre parfois la matière d’un émerveillement, voire d’une complaisance en forme d’abandon du sens critique » constate l’autrice relisant quelques-unes des « histoires » vénitiennes qui ont fait date. Il y a ses institutions originales et son régime politique républicain, bien sûr, mais c’est aussi son origine : Venise n’a pas été fondée par les Romains ! Lorsque le « grand tour » était à la mode, ce n’était pas un passage obligé, mais une curiosité frivole. Nulles ruines antiques comme ornement, mais elle en a bien d’autres et l’engouement augmente, devient même un motif littéraire que l’on retrouve de Casanova à Rousseau, de Marcel Proust à Thomas Mann. Venise est cette porte de l’Europe médiévale sur l’Orient. En effet : « l’histoire de Venise n’a jamais été tout entière contenue dans sa lagune. Elle a été projetée hors de ses frontières grâce à la mobilité de ses marchands et de ses bateaux. » Cette petite cité s’enrichit grâce à un commerce fructueux de sel, de bois, de céréales, de métaux, de draps, de soie, d’épices, mais aussi, grâce à deux produits phares du commerce méditerranéen depuis l’Antiquité : le vin et d’huile d’olive. Ces comptoirs accueillent de véritables diasporas vénitiennes, à Constantinople, à Acre, à Alexandrie, à Alep et même à Londres, qui contribuèrent au rayonnement de la Cité des Doges en Occident, et sur les rives orientales de la Méditerranée. Aussi, le récit d’Élisabeth Crouzet-Pavan convoque « l’interprétation que les Vénitiens donnaient de leur propre histoire ».
C’est bien la richesse des livres publiés chez Belin dans la transversale collection « Références » : s’inscrire dans le temps long du sujet traité et entreprendre une réflexion historiographique soignée de laquelle le lecteur est parfois éloigné (qualités que l’on retrouve dans la non moins excellente collection « Mondes anciens« , l’occasion de découvrir nos chroniques sur « Rome, naissance d’un empire » et « Rome, la fin d’un empire« .) Ainsi, dans « L’atelier de l’historienne » en fin d’ouvrage, Élisabeth Crouzet-Pavan aborde quelques-unes des problématiques historiques auxquelles est confrontée Venise, notamment les sujets environnementaux et leurs perceptions à travers différentes époques. Il est vrai que le rayonnement commercial et culturel de la cité sur la Méditerranée fait oublier que, si Venise s’est bâti un véritable empire maritime en puisant dans ses ressources, elle s’est également battue en, quelque sorte, « contre » la mer. Il y a les « acqua alta », et la crue mémorable de 1966. Mais c’est aussi le tourisme de masse et les immenses paquebots qui toisent la place Saint Marc de toute leur monstrueuse hauteur, alors que l’Arsenal témoigne encore de l’importance de la construction navale pour Venise. Une ville qui vit et qui est empêchée de vivre à cause du tourisme. Une ville muséifiée. Pourtant, le déplacement des masses d’eau par ces navires menace les structures qui contribuent à sa renommée. D’une submersion réelle à une submersion touristique « à l’heure du spritz global », selon le titre du dernier chapitre.
La pandémie, les confinements ont remis en cause la « mono activité touristique ». Miroir du monde, ces préoccupations apparaissent plus fortement à Venise, mais elles sont partout identiques. Venise offre encore le sentiment perpétuel de sa propre finitude, cité-théâtre dont la mort se rejoue sans fin depuis des siècles : miroir de nos vanités ! Tout finit un jour, ce qui n’empêche pas de préserver ce qui peut, et ce qui doit l’être. Et dans l’instant, depuis la « Punta della Dogana » ou sur la plage du Lido, profitons encore de la beauté d’un éternel couché de soleil vénitien.
Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm
Crouzet-Pavan, Elisabeth, « Venise : VIe-XXIe siècle », Belin, « Références », 22/09/21, 1 vol. 41 €
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