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 Avec son titre inspiré par les mots de Danton, cet émouvant roman d’Akli Tadjer raconte, sur fond de guerre et de colonialisme, l’histoire d’Adam, jeune Kabyle déraciné à Paris, qui a combattu pour la France. Il aime Zina, qui épouse le fils d’un caïd, puis Elvire, qui rejoint son père, ancien déporté, à Jérusalem ou il s’est installé. Adam reprend la tannerie où il travaillait, et, dans de petits cafés de la rue Mouffetard, discute avec ses amis arabes de l’indépendance de l’Algérie…

Le poids de la colonisation

L’histoire intime des personnages s’avère inséparable de la grande Histoire. Adam naît dans le village d’El Kseur, qui fait partie de l’Algérie française, comme le montre un certain nombre de signes :

Au centre-ville, là non plus, rien n’a changé. Le général Bugeaud statufié sur la place de la mairie surveille de son regard colonial le petit peuple de besogneux qui vaque à ses occupations.

Cette colonisation vaut au jeune homme d’être mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Son ami Tarik a refusé de servir sous le drapeau pour des raisons religieuses. Son autre ami, Samuel, a pour sa part essayé d’être objecteur de conscience, mais en vain. Adam partage leurs réticences mais ne peut échapper à son destin :

Moi, je m’étais juré de ne jamais faire la guerre. J’avais vu mon père revenir de Verdun le corps mutilé, pourri par la gale et les escarres. Ses derniers mots, avant de s’éteindre, je les entends encore : Pour aller au front, les grands chefs nous ont dit : « Jaunes, Noirs, musulmans, catholiques, juifs, c’est kif-kif, vous êtes tous frères, tous égaux. » Une fois qu’on n’a plus eu besoin de nous, on nous a renvoyés à nos gourbis.

Les conséquences de la Première Guerre mondiale sont exposées dès le début du récit. Ceux qui en sont revenus ne connaissent qu’abandon et misère :

Plus loin, assis en tailleur sur des nattes de raphia, les mêmes infirmes de la Première Guerre, figés comme des momies, exposent leurs gueules cassées, leurs yeux rendus aveugles par le gaz moutarde ou leurs moignons mis à nu espérant l’aumône, mais les passants ne leur renvoient que mimiques apitoyées et haussements d’épaules d’indifférence.

Le roman, qui s’étend sur une durée historique et dans un espace géographique assez large, raconte de façon succincte son séjour sur le front, son évasion, puis, plus longuement, les années de guerre à Paris, les arrestations, la survie, le retour des camps, le passage à Beyrouth, les débuts de l’État d’Israël et les mouvements nationalistes d’Alger à Paris. Le protagoniste milite en faveur d’une « Algérie sociale, démocratique et plurielle », soutenu par Elvire qui le compare à Don Quichotte.

Entre deux mondes

La vie d’Adam se situe entre deux univers. D’une part, l’attachement à son pays d’origine, où demeurent ses souvenirs d’enfance. Il le trouve inchangé lorsqu’il y revient, après des années d’exil, pour assister à l’enterrement de sa tante Safia, dont il décrit les rituels avec soin.

Tout le long du couloir menant à la chambre de la morte, on a disposé des bougies et fait brûler des bâtons d’encens réputés chasser les djinns et les mauvais esprits. Les pleureuses qui somnolaient, assises en tailleur dans la pénombre, s’activent en me voyant paraître dans l’embrasure de la porte.

Le pays qu’il décrit, avec ses plaines et ses montagnes, « le murmure des ruisseaux » et « le souffle du vent dans les branches des chênes-lièges », ses conteurs, comme le hadj Abdelaziz qui revendique « le véritable Islam », loin du « bric-à-brac de sourates mal comprises, de sorcelleries maraboutiques et de compilations de légendes miraculeuses », qui caractérise la religion des villageois, le propriétaire des Buveurs de Soleil, cafetier qui réclame un moulin à café Peugeot, ses mendiants, ses cheikhs, etc., apparaît comme un mélange de modernité et d’archaïsme.
Paris, à l’inverse, semble triste, froid et pluvieux. Ameyzyane porte sur la ville un regard critique, avant de la voir autrement par les yeux de Nour. En France, beaucoup de ses compatriotes connaissent la pauvreté, le mal logement, le racisme.

Il s’était renseigné à l’hôtel de Naples, un attrape cafard à la porte d’Italie où s’entassaient des Noirs, des Jaunes, des Gris, comme on appelle les Nord-Africains dans certains quartiers de Paris, il affichait complet. On l’avait mis sur liste d’attente au cas où un lit se libérerait, mais rien n’était moins sûr avant l’été, saison où certains travailleurs immigrés rentraient chez eux pour ne plus jamais revenir dans ce pays où les travaux de force dans le vent, la pluie, le froid usent l’homme avant l’âge. Mohammed, l’employé de la tannerie, peut espérer tout au plus un hébergement dans un bidonville de Gentilly.

Nour, la jeune secrétaire, est violée par Lucien, un employé tanneur dont elle a repoussé les avances. Ce dernier commence par rejeter la faute sur la jeune femme, « une allumeuse », qu’il accuse de l’avoir provoqué. Menacé d’une plainte au commissariat, il répond : « Vous croyez que la police va croire quelqu’un comme moi ou une Arabe ? », poussant Adam à le frapper.

L'amour impossible

L’existence du protagoniste est marquée par la présence de trois femmes dans sa vie. Zina, « l’amour de mes jours et de mes nuits », dit-il, est la première qu’il a aimée. Elle avait 13 ans et lui 16, lorsqu’ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre. Il l’avait enlevée la veille de son incorporation, mais leur arrestation par une troupe de militaires l’avait fait emmener dans une caserne tandis que Zina, rendue à sa famille, avait dû épouser le caïd El Hachemi, un personnage détestable. Lorsqu’il la retrouve, au moment de l’enterrement de sa tante, alors qu’il vit déjà avec Elvire, Zina a bien changé. « Son visage, hier diaphane et lumineux, est aujourd’hui d’une pâleur maladive ». En dépit de cela, le désir d’Adam subsiste toujours : « Je suis à portée de baisers. Je voudrais la serrer contre moi pour qu’elle écoute mon cœur qui a perdu la mesure. Je voudrais sentir l’odeur de sa peau, la chaleur de son souffle, ôter son voile noir, glisser mes doigts dans ses boucles rousses comme au temps où nous pensions que rien ne saurait nous diviser, jamais. »
Elvire apparaît comme une figure consolatrice. Leurs malheurs les ont rapprochés. Son père a été déporté, Adam a perdu Zina. La jeune Juive, qui rêve de jazz et d’Amérique, et veut devenir actrice, accueille le jeune homme, lui procure du travail dans sa tannerie, l’héberge et soutient ses combats politiques, mais leur relation est aussi très sensuelle. La beauté d’Elvire provient de son ardeur et de sa sensibilité. Mais Adam est destiné à la perdre aussi, lorsqu’elle fait le choix de rester en Israël auprès de son père.
Nour, la troisième, presque une adolescente, est la fille de Zahir le cordonnier. Comme elle ne trouve pas de travail, Adam accepte de l’embaucher comme secrétaire. Zahir aimerait bien qu’ils se marient, mais Nour en décide autrement, et prend son destin en main, avec l’aide d’Adam.

Un joli roman plein de tendresse et de sensibilité, qui se déroule dans une époque troublée. Jamais haineux, le protagoniste fait l’expérience du racisme et de l’intolérance, mais conserve un idéal de justice et de paix. À la fois témoin de son temps et engagé, il aime la culture française et croit en la possibilité d’une Algérie démocratique. Une belle leçon d’humanisme.

Tadjer, Akli, D’audace et de liberté, Éditions les Escales, 25/05/2022, 1 vol. (287 p.), 20€.

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