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Par son titre et son sujet, le roman d’Habib Selmi pourrait faire penser à la comédie Les femmes du 6e étage, dans laquelle un grand bourgeois, à l’épouse froide et distante, tombe amoureux d’une chaleureuse bonne espagnole occupant l’une des chambres sous les toits. Sauf que le roman d’Habib Selmi s’avère plus subtil, délicat, nuancé que le film qu’il rappelle.

 

Un jeu de séduction hasardeux

Kamal (Monsieur Achour, comme on le désigne), le protagoniste du récit, âgé de soixante ans, a épousé Brigitte, une Française dont il a eu un fils, et exerce son métier de professeur de mathématiques dans une université française. À l’inverse Zohra, qui possède un appartement identique au sien dans le même immeuble, et d’origine tunisienne comme lui, travaille comme femme de ménage pour subvenir aux besoins de sa famille, un mari d’apparence négligée et un fils handicapé. D’abord un peu condescendant, Kamal entretient avec cette quinquagénaire un jeu de séduction, avant de tomber amoureux d’elle…

Amour et condition sociale

Raconté à la première personne, le roman renvoie au point de vue de Kamal, pour qui Zohra constitue une sorte d’énigme. La relation entre Zohra et lui est conditionnée par leurs statuts sociaux respectifs, leur état matrimonial et la vision de la femme arabe de Kamal, qui complexifient les échanges et pourraient les rendre dangereux. Avec une grande finesse, Habib Selmi énumère tout ce qui peut se révéler ambigu, entre obstacle et renforcement du désir ; d’une part, le protagoniste juge Zohra inférieure. Elle n’appartient pas au même milieu social et culturel que lui. Elle ne sait ni lire ni écrire l’arabe, mais lui demande de lui donner des cours qu’elle rémunérera (elle insiste) en proportion de ses revenus, même si elle est consciente qu’il devrait être payé selon sa qualification. On pense volontiers à Balzac et la petite tailleuse chinoise, de Dai Sijié. Zohra échappe aux tentatives de catégorisation de Kamal, qui s’étonne qu’elle et sa famille aient choisi ce quartier :

Ce qui m’a étonné également, c’est qu’en général, les Arabes qui, comme Zohra et son époux, sont d’un milieu social modeste et ont une culture limitée, ne s’installent pas dans des appartements parisiens dont les habitants sont majoritairement français, même d’ailleurs lorsqu’ils ont de bons moyens financiers. Ils préfèrent vivre dans les bourgades et les villes de la banlieue : les Arabes y sont nombreux, ce qui atténue leur sentiment d’exil et de racisme, les boucheries halal, les produits alimentaires, les légumes et les fruits qu’ils affectionnent s’y trouvent en abondance, et les prix y sont moins élevés qu’à Paris.

Leur origine tunisienne se révèle ambivalente. D’un côté, elle permet de réunir Kamal et Zohra, constitue un point commun, mais de l’autre, elle les sépare, car il n’est pas facile d’aborder les femmes arabes, l’échange étant jugulé par une série d’interdits dont le narrateur a parfaitement consciente. Comme il le souligne :

En général, parler à une femme arabe que vous ne connaissez pas peut lui causer des problèmes, et à vous aussi.

Pour expliciter ses dires Kamal raconte l’anecdote d’un lycéen réprimandé pour avoir demandé l’heure à une femme voilée, par l’homme qui accompagnait celle-ci. En même temps, ces interdits ne font que susciter l’attirance.

Les mystères du désir

En questionnant l’attrait qu’il éprouve pour Zohra, il croit en trouver l’explication dans sa « nostalgie pour la femme arabe ». En dépit de brèves aventures avec des étudiantes dans sa jeunesse, et en raison de son mariage avec Brigitte, il les connaît assez peu, si bien qu’en discutant avec Zohra il « cherche à pénétrer cet univers dont il « ignore presque tout et à déceler ses mystères ». Son désir de Zohra se confond aussi avec l’amour de la langue, transmis par la littérature, et réactivé par leurs conversations. Il imagine les sentiments de sa voisine, et suppose que son plaisir provient de la satisfaction de converser avec une personne d’un rang social plus élevé que le sien. En même temps, il est presque jaloux de constater qu’elle possède, contrairement à lui, un tableau original, son propre portrait exécuté par un artiste qui avait vu en elle la quintessence de la femme berbère.

Un badinage dangereux

La finesse du roman tient à l’analyse constante des multiples manifestations du sentiment amoureux, des tentatives d’interprétation du comportement de l’autre, perçu comme un continent étranger. L’attirance s’avère d’abord physique (Kamal n’est pas insensible à la fermeté du corps de Zohra, ou à la rondeur de ses seins, mise en valeur par « un chemisier de lin blanc, fin et transparent, qui découvrait ses avant-bras » et par la « coupe ajustée de ce dernier ». Entre aisance et gêne, les sentiments des personnages se tissent, évoluent. La crise de la soixantaine trouble le protagoniste et le revivifie : « c’est comme si on m’avait injecté un sang neuf dans les veines. » Attentif aux micromouvements de celle-ci, censés exprimer ce qu’elle ressent, le narrateur l’est tout autant de son souci vestimentaire que du soin qu’elle apporte à son maquillage. Son appréhension de cet objet de désir passe d’abord par l’extérieur.

Deux événements, le départ du mari et du fils de Zohra pour la Tunisie et la mort d’une voisine, en rapprochant le narrateur de l’objet de son désir, exacerbent ses sentiments. Cette proximité incite Kamal à se poser un certain nombre de questions existentielles au sujet de la vie, de la mort, du péché. La culpabilité qui s’attache à la trahison, à l’adultère, est évoquée à travers l’image de l’enfer, au sujet duquel Zohra ne cesse de le questionner, et qui le perturbe.

Mais à peine ai-je eu fermé les yeux que toutes les questions de Zohra sur l’enfer ont ressurgi dans ma tête, surtout celles sur la nature du feu qui s’y trouve. Je n’avais encore jamais songé au châtiment divin. Naturellement, j’avais lu et entendu dire des tas de choses sur le jour de la Résurrection et du Jugement, mais je n’avais pas accordé à ce sujet l’intérêt qu’il méritait. J’avoue qu’en me remémorant certaines préoccupations de Zohra, j’ai commencé à avoir un peu peur de ce qui pouvait m’arriver après ma mort.

Lorsqu’elle s’exprime au sujet de l’amour, c’est de manière assez contradictoire, évoquant tantôt le désir d’être caressée, tantôt celui d’être aimée de loin. Le rêve joue également un rôle dans le récit, et conduit le protagoniste à s’interroger.

Écrit dans une langue claire et précise, ce beau roman aborde les tourments de l’amour et ses contradictions. Le jeu de séduction qui s’instaure entre Zohra et Kamal permet de questionner la profondeur de l’acculturation de ce dernier, pris entre son amour pour son épouse, son intégration à la société française, et une femme plus jeune, avec laquelle il partage un certain nombre de codes culturels. Subtile étude de la psyché humaine, indissociable du contexte social dans lequel elle s’inscrit, ce texte tout en finesse évite les clichés et le manichéisme pour analyser les mouvements d’une pensée oscillant entre de mondes, et la complexité du désir humain. Un élégant roman tout en nuances, empli d’une ironie discrète.

Selmi, Habib, La voisine du cinquième, traduit de l’arabe (Tunisie) par Stéphanie Dujols, 11/05/2022, 1 vol. (199 p.), 21,50€

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