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Le Religieux est expérimental. On ne peut apprendre ou étudier sa foi dans les livres, et même si l’on affirme qu’elle se transmet du parent à l’enfant ou – dans le cas du soufisme – du maître à l’élève, l’expérience reste centrale pour le fidèle. La croyance ne se lit pas, elle s’éprouve. Elle ne se partage pas, elle se vit dans l’intime. L’expérience mystique, ultime étape pour le néophyte, demeure un voyage solitaire. Dans le « Cantique des Oiseaux » d’Attar, longuement abordé dans l’ouvrage d’Ève Feuillebois-Pierunek, le voyageur a fait un long voyage pour arriver au voyageur, Sîmorgh se retrouve face à Sîmorgh. Dès les premières heures de l’Islam, la poésie, qui était considérée comme sacrée dans l’Arabie pré islamique, s’imposa comme la rivale du Coran. Révélation du poète, elle fut « domestiquée » pour servir les Écritures, et non pour les surpasser. Inspirée par Dieu, elle s’inscrit dans une théologie théophanique. Rappelant la citation du poète Rûmi qui affirme que la « vérité est un miroir brisé tombé des mains de Dieu et que chacun y voit dans les fragments sa propre vérité », la poésie reflète l’âme du poète et ses états d’âme.

Ambiguë et métaphorique, la poésie mystique persane que nous présente Ève Feuillebois-Pierunek dans son sublime ouvrage, est aux antipodes de l’Islam tel qu’on se le représente, ou qu’on nous l’impose aujourd’hui. Beuveries, homoérotisme, libertinage et banditisme sont les moyens par lesquels l’expérience mystique s’accomplit. S’appuyant sur le poète Sana’i (1087-1130) et le maître soufi Attar (1145-1221), qui sont les deux grands piliers de la poésie mystique persane, l’auteure dévoile un mysticisme teinté de luxure. Entremêlée avec les poèmes homilétiques de Sana’i, qui inaugura le na’tiyya en Perse, et la cosmologie aristotélicienne d’Attar, se dessine la « Voie » menant à la connaissance de Dieu et, en corolaire, de soi-même. Imitant l’ascension du Prophète, cette voie est surprenante. Décrite dans les ghazals persans – qui sont des poèmes amoureux –, la connaissance de Dieu se profile lors d’étreintes entre le poète et son amant, ou à l’aide de vins provocant une grande ivresse.

L’amour construit un pont entre le divin et l’humain : il rend Dieu accessible à l’homme, et en quelque sorte « visible » aux yeux du cœur.

Comme le démontre Ève Feuillebois-Pierunek, l’arabe coranique impose une distance entre le croyant et Dieu. Transcendant, Il est inatteignable et invisible. Au contraire, le persan se focalise sur l’immanence divine, permettant une certaine familiarité dans la représentation du Tout-puissant. Dieu devient accessible, et donc se décrit selon sa Création. En raison de son caractère expérimental et profondément humain, la « Voie » exprime son amour pour le divin à travers l’amour biologique. Dieu se confond dans un baiser de l’aimé, son allégorie. Sous ses traits androgynes, il devient l’idéal de beauté, l’inatteignable et l’irréel. Homme ou femme, qu’importe. L’aimé est d’importance secondaire et s’efface devant les états d’âme du poète, l’amant, en quête de reconnaissance divine. Voilà ce dernier perdu entre les vallées du désir et de l’amour, décrites par Attar dans le « Cantique des Oiseaux », et qui – si l’on s’en tient à la symbolique coranique –, représentent les sept Cieux parcourus par le Prophète lors de son ascension. Restent à découvrir les vallées de la connaissance, de la plénitude, de l’unicité, de la perplexité et de l’anéantissement.

Amour charnel et amour spirituel ne s’opposent pas, le premier conduisant au second. D’abord fascinée par la beauté extérieure des formes, l’âme finit par se fixer sur leur essence et sur la beauté intérieure, spirituelle, rejoignant l’Âme universelle, puis l’Intellect de tout amour, de toute beauté et de tout être.

Amant, le poète devient libertin, bandit, pédéraste. Libéré des mœurs, le « qalandariyyat » provoque. Là où l’Islam interdit la consommation d’alcool, le libertin s’enivre pour faciliter sa quête. La taverne devient son temple, et le vin l’instrument qui lui permet d’approcher la beauté divine. Opposant le débauché à l’ascète, Sana’i prouve que l’homme pieux est un hypocrite, rattaché aux choses matérielles et dont, les « essais désespérés pour s’en affranchir le prouvent » pour citer l’auteure. Au contraire, l’homme véritable, le mendiant est entièrement consacré à Dieu. L’infidèle, celui qui ne respecte aucune prédication religieuse et bafoue sa foi ne prétend pas à l’approbation divine. Il ne se fait pas ermite sous de fausses prétentions. Mansur Al-Hallaj cite Iblis comme infidèle idéal, devenu modèle pour avoir protégé le « tawhid », l’unicité divine, en refusant de se soumettre à Adam. Là où était sa perte se dévoile son salut. Alors, l’Islam se révèle être la voie de l’impiété, de la matérialité qui empêche le néophyte d’accéder à la connaissance divine.

« De l’Ascèse au Libertinage » est une révélation. Ève Feuillebois-Pierunek nous présente, à travers deux grandes figures, un Islam malheureusement proscrit. Un Islam libéré, où l’expérience religieuse ne se mesure pas à la tenue, au comportement ou au nombre de prières que le fidèle fait quotidiennement, mais à l’amour qu’il porte au divin ; à la pureté du cœur et non à l’observance de prédications religieuses vieilles de dix siècles, qui ont depuis perdu une grande partie de leur sens. Il ne fait aucun doute que Sana’i et Attar seraient aujourd’hui jugés infidèles, tout comme le fut Mansur Al-Hallaj, supplicié par ses frères pour avoir osé proclamer l’indicible : « je suis Dieu Vérité. ll n’y a de Dieu que moi ! » Comme Iblis, ils furent des infidèles dévots, aux intentions bien plus louables que la plupart de ceux qui osent s’appeler « fidèles ».

Éliane BEDU
articles@marenostrum.pm

Feuillebois-Pierunek, Ève, « De l’ascèse au libertinage : les champs de la poésie mystique persane : Sanâ’î (1087 ? -1130 ?) et Attâr (ca 1145-ca 1221) », Le Cerf, « Islam : nouvelles approches », 03/06/2021, 1 vol. (497 p.), 34€.

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