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Denis Lafay, Mal : est-on seul coupable de ses crimes, essai-fiction, Ed. de l’Aube, 02/02/2024, 1 vol. (145 p.), 17,90€

Lorsque la plume acérée de Denis Lafay se saisit du Mal, gare à nos petites certitudes tranquilles ! Avec Alexandre, son antihéros tourmenté, l’auteur nous entraîne dans une vertigineuse descente aux enfers, ses mots ciselés disséquant sans répit les limbes de notre âme. Car le Mal est multiple, insaisissable, irréductible aux fables manichéennes.
Surgi des tréfonds de l’être, il est d’abord cette Bête tapie dans l’ombre d’Alexandre, guettant l’instant propice pour bondir, étreindre de ses griffes acérées la raison vacillante. Mais le Mal est aussi dans le monde, il suinte des pores d’une société ivre de vitesse et de profits, où l’homme s’égare loin des sentiers de la fraternité. Alors, comment démêler dans le geste fatal la part des démons intérieurs et celle des injonctions diaboliques du dehors ?
C’est tout le vertige qui saisit le lecteur avec les phrases ciselées de Denis Lafay. Vertige et trouble. Car décidément, sonder ainsi les abysses de nos âmes ne peut qu’ébranler nos petites certitudes…

Le déterminisme du mal inné

Dès les premières pages du livre, Denis Lafay nous plonge au cœur du concept de mal inné, à travers le personnage tourmenté d’Alexandre. Ce beau et séduisant adolescent, en apparence solaire, cache en réalité un penchant meurtrier, qui le pousse, lors d’une partie de pêche avec un camarade, à tenter de l’étrangler sauvagement. Sauvé in extremis par un témoin providentiel, Alexandre voit rapidement les psychiatres établir le diagnostic implacable : il souffre d’une forme de psychopathie précoce, aux déterminismes biologiques lourds.
En effet, les examens médicaux mettent en évidence deux gènes particuliers, associés dans de nombreuses études au passage à l’acte violent. Le fameux « gène du crime », notamment, serait particulièrement actif chez le jeune homme. Des facteurs génétiques semblent ainsi avoir modelé le cerveau d’Alexandre de façon atypique, créant un terrain propice aux pulsions meurtrières.
Mais au-delà de la biologie, c’est aussi l’environnement familial qu’incrimine Denis Lafay. Élevé par des parents froids, inattentifs, peu aimants, celui que l’on surnommera plus tard « le beau ténébreux » construit sa personnalité fragile dans un climat de carences affectives permanentes. Dès lors, comment s’étonner que le passage à l’acte survienne chez un adolescent en manque cruel de repères ?
Avec sa plume incisive, l’essayiste montre ainsi comment, dès les prémices de l’intrigue, le poids de la génétique et celui d’une enfance chaotique se conjuguent de façon toxique. Et scellent le destin mortifère du jeune Alexandre…

Le poids du mal social

Si le mal qui habite Alexandre plonge des racines profondes dans son psychisme défaillant, Denis Lafay explore également la part de responsabilité de la société dans le passage à l’acte du désormais quadragénaire golden-boy de la finance. Car après des années d’une spectaculaire rémission suite à son internement, les vieux démons du beau ténébreux ressurgissent, encore plus violents et destructeurs. Il étrangle sa femme Laetitia !
L’auteur pointe alors du doigt les travers de notre époque, de ce capitalisme effréné qui a fait d’Alexandre un maître dans l’art de l’accumulation décomplexée. Baignant dans la valorisation des profits à tout prix, de l’appât du gain comme horizon indépassable, le financier sombre peu à peu dans une forme de nihilisme moral, où les moyens justifient des fins lucrativement condamnables. Un terreau propice à la résurgence de ses pulsions.
Mais au-delà du capitalisme, c’est aussi l’individualisme forcené de l’époque que l’auteur dénonce. Chacun sur son îlot, la fibre communautaire s’étiole à mesure que la performance érige des barrières entre les Hommes. Dès lors, comment s’étonner de voir ressurgir la violence chez ceux que la société a oubliés sur le bord du chemin ?
Mais il y a aussi le climat politique délétère de l’époque, où le racisme le plus abject trouve des relais complaisants au plus haut niveau de l’État, après l’avènement d’un président – Kévin Darbelat – un personnage politique fictif qui a accédé au pouvoir suprême sans coup d’État et sans surprise, et qui s’est produit grâce à un travail de sape presque invisible, soutenu par les médias et une petite armée de génies informaticiens. Sa doctrine a été dédiabolisée puis institutionnalisée, et son ascension a été facilitée par la capitulation progressive de ses opposants politiques. À force de légitimer « l’illégitime », le parti extrémiste au pouvoir diabolise l’Autre, rompt le pacte républicain, libère les plus mortifères passions… Jusqu’à ce que la violence finisse par l’emporter, y compris chez ceux comme Alexandre qu’on imaginait pourtant à l’abri.

Ce régime raciste et haineux tire profit de la banalité du mal, il ostracise, ségrégue, il ghettoïse et vous dresse les uns contre les autres. Ce régime a peur et cultive la peur parce que la peur, lorsqu’elle est manipulée avec habileté, tétanise et égruge le peuple. Ce régime courbe chacun de vous sur lui-même, ce régime vous ligote à la nostalgie, il ferme vos paupières, il obstrue vos esprits. Ce régime emploie votre pleutrerie à démolir vos libertés. Ce régime claquemure votre humanité et enhardit votre lâcheté. Ce régime a fait de vous des moutons qui bêlent de plaisir parce qu’ils se croient à l’abri du loup. Ce mal dont il était viscéralement dissident s’est infiltré dans les viscères d’Alexandre, il a fait de lui une bête qu’il n’est pas.

La part de libre arbitre

Si Denis Lafay décortique avec acuité les déterminismes sociaux et individuels ayant mené Alexandre au geste fatal, il n’exonère pas pour autant totalement son personnage. Car malgré le poids écrasant de ses « démons intérieurs », Alexandre demeure un être doué de conscience et de raison. Et à ce titre, une part de responsabilité dans le passage à l’acte criminel peut lui être imputée.
C’est ce qu’explicite l’auteur en racontant la spectaculaire rédemption de son antihéros suite à son internement en hôpital psychiatrique. Grâce à un lourd traitement médicamenteux, Alexandre parvient peu à peu à juguler ses pulsions et commence une nouvelle vie. Son parcours est alors brillant : études supérieures avec succès, carrière florissante dans la finance, mariage épanoui avec Laetitia. Autant de signes qui montrent qu’il a retrouvé sa capacité de discernement et de maîtrise de soi.
Certes, ses vieux démons finissent par ressurgir et entraînent la tragique mise à mort de son épouse. Mais Denis Lafay souligne qu’Alexandre, sentant peu à peu sa raison vaciller, cesse de suivre avec rigueur son traitement. Par fatigue ? Par négligence ? Par crainte des effets secondaires ? Peut-être un peu des trois. Mais cette forme de renoncement, qui traduit sa part de libre arbitre, ouvre la porte au retour du mal. Un mal certes conditionné, mais pas entièrement subi.
Avec subtilité, l’essayiste montre ainsi qu’il ne saurait y avoir de réponse univoque, de vérité gravée dans le marbre, lorsqu’on explique le passage à l’acte criminel. Dans une époque avide de certitudes, Denis Lafay brouille avec talent les frontières, instille le doute, convoque les nuances. Pour mieux éclairer les abîmes de l’âme humaine…

Il y a toujours une limite où la dignité reprend ses droits

En refermant ce court, mais vertigineux essai de Denis Lafay – dont nous n’évoquerons surtout pas le dénouement surprenant – une conviction s’impose : interroger les ressorts du mal conduira toujours à une aporie, à une tension irréconciliable entre déterminisme et libre arbitre. Comme le suggérait Kant, le mal radical échappe à toute entreprise rationnelle visant à l’expliquer. Ne subsiste que le mystère ondoyant de la psyché humaine…
Pourtant, L’essayiste a le mérite de poser les termes du débat, de circonscrire dans la complexité des existences individuelles et collectives les ferments possibles de la violence à venir. Son réquisitoire contre une société ivre de vitesse et de profits, qui érige le chacun pour soi en vertu cardinale, met justement en exergue la puissance déshumanisante du contexte.
Même écrasé par le poids étouffant des conditionnements, l’être garde une part de responsabilité dans ses choix, aussi difficiles soient-ils. C’est ce qu’incarne le parcours heurté d’Alexandre, ballotté entre ses démons intérieurs et les injonctions mortifères du dehors.

Au final, Denis Lafay a le mérite de maintenir ouvert le questionnement philosophique, de refuser les réponses définitives. Son texte extraordinaire nous place face au gouffre de nos contradictions, convoque les ombres de notre âme avec une radicalité salutaire. Au-delà du nihilisme ambiant, il y a toujours une limite où la dignité reprend ses droits. À nous de tracer cet ultime rempart, frêle mais résolu… « Un homme, ça s’empêche », disait Albert Camus ; un homme, ça s’empêche surtout de porter au pouvoir des êtres de la trempe de Kévin Darbelat, qui est le vecteur moderne le plus efficace de la banalisation du discours raciste et xénophobe au sein de la société. Un mal d’autant plus vicieux, qu’il se pare de tous les habits de la normalité en générant des légions d’Alexandre. Ce mal a un nom : l’extrême droite…

Image de Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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