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Aurélie Tramier, Bien aimée, La Belle Étoile, 31/01/2024, 1 vol. (272 p.), 20,90€

Bien-Aimée relate les trois dramatiques années d’existence (1940 à 1942) du Camp des Milles à proximité d’Aix-en-Provence. Le gouvernement de Vichy (10 juillet 1940 – 9 août 1944) l’a d’abord utilisé comme lieu de transit pour les étrangers en instance d’immigration. Puis, en juin 1942, alors qu’il s’est engagé “de sa propre initiative, à livrer dix mille juifs étrangers aux nazis” et qu’il peut opportunément s’appuyer sur le zèle criminel de Maurice de Rodellec (l’intendant de Police de Marseille), plus de deux mille personnes, dont une centaine d’enfants, le quittent de force, en direction d’Auschwitz via Drancy.
Articulant le récit documentaire et la trame romanesque tout en reliant des personnes réelles et des personnages fictifs, Aurélie Tramier nous transporte au Camp des Milles : en 1940, auprès d’artistes et d’intellectuels allemands – juifs et non-juifs – qui, au plus haut point, craignent l’arrivée imminente des nazis en France ; en 1942, aux côtés des juifs étrangers et français qui y sont parqués avant d’être entassés dans des trains dont la funeste destination n’est pas imaginable pour la plupart d’entre eux.
Avec le projet de saisir le Camp des Milles comme l’un des sinistres rouages du nazisme et de la Shoah, l’autrice apporte sa pierre à l’élaboration de l’indispensable mémoire du désastre. Notamment, elle s’y attelle en accompagnant une famille aixoise fictive d’aujourd’hui à s’inscrire dans une lignée dont des membres ont subi de plein fouet les violences perpétrées au Camp des Milles sans qu’elle en ait eu jusque-là connaissance.

Des Allemands antinazis et l’angoisse de l’attente de l’armistice de juin 1940

Parce qu’avec courage et audace, elles se sont positionnées ouvertement contre le nazisme, au cours des années 1930, de nombreuses personnalités du monde artistique et intellectuel ont dû fuir l’Allemagne. Plusieurs d’entre elles se sont installées dans le sud de la France, notamment à Sanary-sur-Mer “où une petite communauté artistique allemande s’était reconstituée”.
En 1940, enfermées au Camp des Milles, outre la contrainte de devoir supporter des conditions d’hygiène déplorables (la poussière comme seconde peau, la puanteur et le débordement en continu des latrines en nombre très insuffisant, les maladies infectieuses…), ces personnalités allemandes sont envahies par l’angoisse de l’armistice qui, elles n’en doutent pas, va être rapidement signé entre l’Allemagne et la France, leur faisant courir le risque très élevé d’être livrées aux nazis.

Bien-Aimée parvient à rendre palpable cette angoisse devenant de plus en plus prégnante, marquant de sa sinistre empreinte les échanges conviviaux et réflexifs se déroulant le soir à la Katacombe, un four de la tuilerie transformé en cabaret par les internés. L’hautboïste Hans Weber dit le maestro (le héros fictif du roman) y croise, entre autres personnalités renommées, l’écrivain expressionniste Walter Hasenclever, le peintre Max Ernst ainsi que l’architecte Konrad Wachsmann et le prix Nobel de médecine Otto Meyerhof.
Une délégation de prisonniers parvient à convaincre le capitaine Garomont à la tête du camp, (homme, à la fois, sensible aux arts et inquiet de la progression des nazis), de faire affréter un train dans lequel tous ceux qui le souhaitent pourront monter en direction d’un port de la côte atlantique. Hans Weber prendra ce train avec l’objectif de gagner les États-Unis d’où il pense pouvoir tout mettre en œuvre pour faire venir Elisa – la femme qu’il aime – et la fille de celle-ci. Mais rien ne se passe comme prévu…
Victime de la circulation très confuse des informations dans la France sur le point d’être occupée, “le train de la liberté” n’atteint pas son terminus. Hans Weber est alors enfermé au camp Saint Nicolas près de Nîmes d’où il s’évade avec l’appui du réseau d’aide coordonné par Stefan Fry, le journaliste américain mandaté par Eléanor Roosevelt pour permettre aux artistes et intellectuels de renom menacés par les nazis de trouver refuge aux États-Unis.

Des juifs raflés puis acheminés vers Auschwitz

En août 1942, Elisa et sa fille Greta sont, quant à elles, raflées à Marseille et internées au Camp des Milles où leur avenir est des plus sombres. Convaincue par le Pasteur Henri Manen (lui et sa femme seront reconnus Justes parmi les nations) qui a pu retrouver le certificat de baptême de Greta, la jeune femme accepte de la confier à une association venant en aide aux enfants de parents en passe d’être déportés.
Sous le commandement de l’intendant de police Maurice de Rodellec, la règle est de faire monter le plus grand nombre possible de juifs dans les trains en partance du Camp des Milles : son administration prétendre ensuite que tous étaient des juifs étrangers ! Or, Française d’Alsace mais ayant des origines juives, Elisa doit monter dans le train qui, contrairement au “train de la liberté”, atteindra sa terrible destination.
Avant leur séparation, Elisa et sa fille ont été photographiées. En 2022, exposée au Camp des Milles, ce portrait de la femme à l’enfant “fixant l’objectif d’un regard vide” avec à son bras l’Omega Saint Christophe, en tous points identique à celle que son père vient de lui offrir, va retenir l’attention d’Esther. Il va enclencher une recherche bouleversante et déstabilisante qui, suivant des temporalités différentes, va aussi mobiliser le fils d’Esther de même que son père et sa tante. Le roman évoque avec justesse et empathie les implications objectives et subjectives d’une telle recherche en train de se faire.

Découvrir que trois de ses aïeuls ont été enfermés au Camp des Milles

Non sans s’inquiéter du chemin sur lequel elle va devoir s’engager et de ce qu’elle va découvrir, Esther ressent donc le besoin irrépressible de l’emprunter pour accéder à ce qui relie le portrait vu au Camp des Milles et sa propre montre.
En évoquant les différentes associations, institutions et personnes qui vont guider Esther dans ses recherches, Bien-Aimée dévoile les contours généraux du parcours difficile et douloureux que des individus réels ont déjà emprunté ou emprunteront, soulignant ainsi les référents cruciaux de la toile qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’est obstinément tissée pour identifier les victimes du nazisme et de la Shoah, dans le but de leur rendre hommage et d’inscrire leurs noms.
Notamment, grâce aux archives du Centre de ressources du Camp des Milles Esther apprend que la femme de la photographie s’appelle Elisa Weber, “qu’elle a été déportée dans le quatrième convoi, celui du 2 septembre 1942″ et que l’enfant nommée Greta ne l’a pas été. En se rendant en août 2022 à Paris au Mémorial de la Shoah, Esther a la confirmation qu’Elisa “est passée par Drancy en septembre 1942, qu’aucun enfant n’est arrivé avec elle et qu’elle est morte à l’infirmerie du camp d’Auschwitz le 3 janvier 1943″.
Enfin, les investigations menées à la demande d’Esther, par le Service archives et histoire de l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants), l’informent que Greta Weber, après avoir été exfiltrée du Camp des Milles et “ballottée de famille en famille pendant quelque temps, a finalement été placée auprès d’un jeune couple” qui l’a adoptée et choyée sous le nom d’Aimée Arnoux, celui de la grand-mère d’Esther ! … Celle-ci apprend également qu’Hans Weber a contacté l’OSE et a souvent rendu visite à Greta-Aimée chez ses parents adoptifs au cours de la décennie 1950.

Bien-Aimée a ainsi le double mérite de documenter les terribles événements qui se déroulèrent au Camp des Milles entre 1940 et 1942 et de mettre en mots les implications de la découverte tardive de ceux-ci par une famille dont des aïeuls en ont été victimes. Mêlant la rigueur de l’archiviste et l’émotion de la romancière, Aurélie Tramier s’est attachée à dire deux situations difficilement dicibles : celle de la participation de la France à la solution finale et celle de ses rescapés dans l’impossibilité de la parler.

Chroniqueuse : Eliane Le Dantec

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