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Nalini Balbir, À la découverte du Jaïnisme, Le Cerf, 01/2024, 1 vol. (450 p.), illustrations, 36 €

Nous disposons avec cet ouvrage d’un remarquable volume abordant toutes les facettes, ou peu s’en faut, de cette “religion philosophique” qu’est le Jaïnisme. A l’issue d’une lecture scrutatrice, c’est la richesse de l’écrit et des connaissances diffusées qui marquent ; nous sommes bien dans l’incapacité d’y trouver des manques. L’ouvrage est destiné, à n’en pas douter, à constituer l’une des principales références francophones sur le Jaïnisme, sinon LA référence. L’écriture est d’une très grande clarté, malgré les sujets forts ardus parfois abordés, et l’auteure fait l’effort d’expliciter ce qui est souvent tenu, à tort, comme évident pour un lecteur averti. Cela donne confiance dans la connaissance que l’on se forme d’une tradition si étrangère – du moins le croit-on – aux traditions spirituelles de l’Europe. D’autant que la tradition spirituelle jaïne est fort méconnue dans le monde francophone et même dans un large public intéressé par les questions spirituelles ou philosophiques. On trouve peu de publications, rarement disponibles, a contrario de la profusion qui caractérise les publications sur le Brahmanisme et sur le Bouddhisme. La situation est pire quant aux textes de références du Jaïnisme, à commencer par le Tattvârthasûtra dont la connaissance paraît aussi essentielle vis-à-vis du Jaïnisme que la Bhagavad-gîta ou le Mahâbhârata pour le Brahmanisme ou en encore le Dhammapada pour le Bouddhisme. On ne trouve pas – à l’issue d’une rapide recherche en ligne – de traduction de ce texte en Français. Le lecteur francophone doit passer par l’anglais. Seule une traduction en ligne est disponible, que nous sommes bien dans l’incapacité d’évaluer ; d’autant que c’est une traduction depuis l’anglais et non depuis le texte en sanskrit. Les annexes proposées par Nalini Balbir, contenant quelques traductions, en sont d’autant plus précieuses pour nous permettre d’appréhender cette tradition.

La vitalité d’une tradition spirituelle millénaire

À la lecture, on ne peut que se demander comment une communauté spirituelle aussi minoritaire a-t-elle traversé 2 500 ans d’histoire, dans une géographie qui a peu évolué en comparaison d’autres spiritualités d’Asie du Sud ? Comment un groupe aussi minoritaire encore aujourd’hui (0,4% de la population de l’Union indienne, soit 4,4 millions d’âmes) et concentré dans cinq Etats indiens, arrive-t-il à atteindre une telle audience en Inde ? Certes, nous ne pouvons qu’être fascinés par une tradition qui couvre, sans discontinuer, 2 500 d’histoire et remontant à l’époque des Sept sages de la Grèce ancienne ; pas tout à fait à Homère ou Hésiode, mais à l’échelle des millénaires, on s’en approche. Encore que, avec le prédécesseur de Mahâvîra (24e Jina, les Jina étant les maîtres parfaits de cette tradition ayant atteint le stade ultime de la « Délivrance »), l’histoire du Jaïnisme – certes incertaine – nous porte aux IXe-VIIIe siècles avant l’ère commune. Mahâvîra (482-410) et Socrate (470-399) ont été contemporains d’après les appréciations historiques actuelles.
Avec le Jaïnisme, nous rencontrons une tradition religieuse étonnamment “rationnelle” à certains égards : pas de dieux au sens occidental (créateur du monde, etc.) ; la connaissance comme base du progrès spirituel ; un sens critique aigu en matière philologique ; l’importance de l’écrit et de la transmission écrite ; pas de dieu ni de transcendance mais le prima de la réalité physique ; etc. Ils reconnaissent l’atome et ses combinaisons comme rendant compte de ce que l’on observe, ainsi que sous le nom “d’espace” quelque chose qui semble s’apparenter au “vide” d’Epicure. Très “logiquement”, la spiritualité jaïne accorde une importance capitale au vivant dans sa totalité et même aux substances inanimées, formant une sorte de “naturalisme spirituel” pour paraphraser André Comte-Sponville à propos de l’Epicurisme. C’est sans doute sur la question du vivant qu’une radicalité jaïne peut être relevée : le respect absolu du vivant est vraiment au cœur d’une religion dont la pierre angulaire philosophique est la non-violence entendue, effectivement, dans un sens radical et s’imposant à tous les aspects de la vie religieuse comme laïque des Jaïns. De ce point de vue, le Jaïnisme véhicule des valeurs pour aujourd’hui à l’heure de la marchandisation, du trafic et de la violation du vivant au nom d’abstractions (rendements, marchés, brevets, etc.) et de la menace d’une large destruction par le bouleversement des écosystèmes (biodiversité et réchauffement climatique).

Une religion fondée sur des "exercices spirituels"

C’est aussi une religion, comme le Bouddhisme, marquée par la praxis et par ce que Pierre Hadot désigna sous la terminologie “exercices spirituels”. L’ouvrage présente de nombreux enseignements qui relèvent de ce concept d’exercice spirituel (p. 135) et l’on peut comprendre ou envisager le culte jain comme un ensemble cohérent d’exercices spirituels visant l’intégration de vertus explicitement désignées (pp. 292-293). On retrouve ici la tripartition (plutôt tri-unicité) de l’être humain, présente dans diverses traditions européennes, orientales ou extrême-orientales, avec la nécessité du contrôle du corps, de la parole et de l’esprit. Sur ces trois plans ou selon ces trois axes, se déploie l’ascèse jaïne (p. 136) à travers laquelle les vices sont neutralisés par les vertus correspondantes (patience, bienveillance, etc.). La terminologie traditionnelle, tapas (तपस्), semble fort proche du grec antique σκησις qui a donné « ascèse » en français et désignant l’exercice dans une certaine rigueur (idée de façonner un matériau brut). Ces exercices sont rapportés à une téléologie précise dont la référence est l’échelle de l’accomplissement spirituel en quatorze niveaux (pp. 140-141). Cette échelle est convergente avec nombre d’autres traditions par-delà ses spécificités indéniables.
Bien d’autres éléments de référence de la doctrine jaïne peuvent être vus comme supports à exercices spirituels. C’est le cas du rapport au temps. Le “temps jaïn” apparaît immense et cyclique. L’appréciation jaïne du temps prend des dimensions cosmologiques que nous ne lui connaissons que depuis peu dans l’histoire des sciences. Les échelles de temps des autres religions ou philosophies, pour la plupart, sont bien plus courtes, sauf quand elles conceptualisent l’infini du temps et de l’espace. Ainsi, se profilent des possibilités d’exercice de la conscience, confrontée à de telles échelles de temps, menant à ressentir notre extrême petitesse et la relativité de l’importance que nous accordons à nos actes, à nous-mêmes et à notre propre vie individuelle.
Un autre sujet lié à cette importance de la praxis est celui du “combat”. Il est en effet étonnant de voir coexister dans la même philosophie religieuse des pratiques rejetant aussi radicalement la violence et des récits mythiques dans lesquels il est autant question de combats, de meurtres et de violence entre de multiples entités plus ou moins fabuleuses. C’est que le combat dont il est question est bien le combat intérieur. De ce point de vue, la Jaïnisme fait écho à des traditions aussi différentes que la Voie du Blâme (Al-Sulamî) ou le christianisme avec la Psychomachia de Prudence. Mais l’auteure montre de façon convaincante et à plusieurs reprises le lien entre le thème du combat, ici spirituel, et l’origine sociale des figures fondatrices, historiques comme mythiques, du Jaïnisme. Ce sont en effet, comme dans le Bouddhisme, des membres de la classe guerrière du Brahmanisme, des kshatriyas (p. 260) rejetant l’ordre des varna et des castes.

Le problème des karma

Une question intéressante est évidemment celle du/des karma que le Jaïnisme traite de façon tout à fait originale (notamment avec le concept de “matière karmique”) et, bien sûr, dans le contexte des exercices que propose cette spiritualité.
Tout d’abord, il faut soulever l’ambivalence des karma et, sujet que leur est lié, celui des renaissances successives (pp. 142-147), du moins tels que peuvent les percevoir des Européens au XXIe siècles :

  1. Les karma et les renaissances peuvent être vus comme une évacuation de toute pensée politique critique, en particulier quant aux inégalités sociales : ce que nous sommes dans cette vie est à la fois causé par ce que nous fûmes dans des vies précédentes et par la nécessité de certains passages de vies en vies pour retrouver le chemin de la libération ultime. Il n’y a donc pas à s’émouvoir des injustices et des inégalités sociales, voire il peut y avoir mauvaise action à secourir ;
  2. Mais, en contrepartie, ce qui provoque ces renaissances malheureuses, ce sont les mauvaises actions des vies passées (cruauté, méchanceté, violence et tout le cortège des altérations funestes de l’âme humaine). Donc, les vices et les passions sont proscrits et sont à éliminer. Donc chacun, dans sa vie présente, a tout intérêt à vivre le plus noblement, sainement, vertueusement possible. D’où il résulterait la possibilité d’un sort commun meilleur.

Ainsi et paradoxalement, les théories du karma peuvent à la fois être mobilisées pour justifier un ordre social établi (et inégalitaire), évitant toute contestation sociale ou politique, et être la base de préconisations de comportements dont peuvent résulter bien des actions vertueuses.
Ce n’est sans doute pas conforme à l’enseignement jaïn, mais cela peut nous inspirer des méditations intéressantes, comme : à quoi vaut-il mieux consacrer sa vie ? A la lutte politique pour un monde meilleur ou à la lutte intérieure pour un être humain (soi-même) meilleur ? Et doit-il y avoir un choix entre les deux ou bien y a-t-il une voie pour les concilier ? Chacun et chacune formulera ses réponses.

Une religion du vivant

Cela n’est pas abordé dans l’ouvrage présenté ici, mais certains auteurs argumentent une influence de l’enseignement d’ascètes jaïns sur ce que devint la pratique philosophique de Pyrrhon d’Elis – telle que la tradition la transmet – à son retour d’Orient et après avoir accompagné les troupes d’Alexandre le Grand. Mais le lecteur peut aussi s’interroger sur les résonances entre certains principes profonds ou certaines idées propres aux jaïns et l’enseignement d’Epicure, dont on mesure sans doute mal ce qu’il doit à celui de Pyrrhon. C’est le cas des idées d’impermanence, de la critique qu’Epicure fait de la religion populaire et des superstitions (absence de refuge, pour les Jaïns), l’importance des impacts inhérents à l’interaction avec le monde, la recherche de l’imperturbabilité en toutes circonstances, etc.
Le modèle quadruple de la méditation (pp. 338-339) peut interroger et être mis en perspective avec les contenus de pensée et de méditation afférents au tetrapharmacos ou “quadruple remède” épicurien, bien que l’auteure signale qu’il “n’est pas antérieur à l’époque médiévale” (p. 345). D’autant que l’on comprend bien (par exemple dans le chapitre 20) que tous les exercices spirituels proposés par les traditions jaïnes visent d’abord à l’éclosion de qualités intérieures, c’est-à-dire de vertus au sens antique du terme.
Ces résonances n’impliquent pas une idée de transmission ou de succession car d’autres idées jaïnes sont à l’inverse en contradiction avec les enseignements pyrrhoniens puis épicuriens. C’est le cas de la théorie de la transmigration, par exemple, ou encore d’une certaine dualité corps-âme. Ces réflexions n’ont d’ailleurs pas de valeur historique. Mais elles peuvent aider à tracer des passerelles entre diverses traditions spirituelles et faciliter leur dialogue d’une façon utile à l’amélioration humaine.
Cela dit, l’idée de connexions ou de contacts, au moins entre les IIIe et Ier siècles avant notre ère, n’est pas farfelue. En effet, les Jaïns migrent vers l’ouest (p. 358) dans une période historique de forts contacts avec le monde hellénique, à la suite de l’arrivée des Macédoniens hellénisés et de Grecs dans l’ouest du sous-continent. C’est également une époque où des souverains indiens se convertissent au Jaïnisme ou au Bouddhisme (p. 358).

Le Jaïnisme dans un monde contemporain violent

L’ouvrage laisse une large place aux relations complexes et évolutives entre le Jaïnisme et les autres religiosités d’Asie du Sud. Sur ce point, on apprécie le travail de l’historienne qui présente avec précautions et nuances la longue période de domination politique musulmane et les relations Jaïns-Musulmans sur ces cinq siècles (pp. 365-368). Une histoire complexe, faites de tensions parfois mais aussi de formes de coopérations et d’échanges souvent. On est bien loin de la pseudo-histoire réécrite par le pouvoir politique ultra-nationaliste, pro-hindouisme et ouvertement antimusulman au pouvoir aujourd’hui à New Delhi (p. 373). Les influences culturelles réciproques mais aussi l’acceptation de Jaïns dans l’administration montrent une ouverture certaine de l’Islam indien de cette époque, allant parfois jusqu’au mécénat culturel ou religieux. Des moines jaïns approcheront au plus près certains souverains musulmans, faisant partie de leur entourage ou de leur cour. Si les Jaïns ont des attitudes diverses vis-à-vis du pouvoir politique actuel, ils semblent plutôt se tenir à distance du combat politique et cherchent surtout à préserver leur communauté. Ils ont pour eux l’avantage de la puissance économique ou financière de certains de leurs laïcs. En tout état de cause, les communautés jaïns donnent l’exemple – rare – d’une religiosité exempte des atrocités que la plupart des autres ont commises à un moment ou un autre de leur histoire. En cela et en 2500 ans, les Jaïns se sont honorés de leur cohérence éthique au service de la non-violence.

À l’ère du retour de la guerre, des menaces qui pèsent sur la biosphère comme sur le climat de la Terre et des discours polarisant en tous genres, puisse leur exemple être une source d’apaisement. Ils ont démontré, comme communauté spirituelle, que l’on peut être minoritaire et strictement non-violent tout en survivant aux vicissitudes de vingt-cinq siècles d’histoire.

Chroniqueur : Zénon de Côme

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