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“Faiseurs de rois” est une expression qui s’appliqua originellement aux activités de Richard Neville (16e comte de Warwick) – “Warwick the Kingmaker” – pendant la “Guerre des deux Roses” en Angleterre. L’expression s’applique généralement à une personne ou un groupe qui a une grande influence dans une succession monarchique ou politique, sans pouvoir y être valablement candidat. Les faiseurs de rois peuvent user d’influences politiques, financières, religieuses et / ou militaires dans la succession.
Le livre de Karl E. Meyer et Shareen Blair Brysac, qui est sorti en 2008 et vient d’être traduit en français, est l’illustration parfaite de cette définition. Il raconte avec un immense talent et une érudition époustouflante l’intrusion des Européens, puis des Américains dans ce que l’américain Alfred Thayer Mahan a appelé le “Moyen-Orient”. La seule loi vraiment transcendante de ce Moyen-Orient est celle des conséquences inattendues. Surtout dans une région qui apporta trois religions de première importance à l’Occident et au reste du monde. Trois religions à la cohabitation pour le moins houleuse, surtout si on y ajoute le pétrole…

Lorsque Benjamin Disraeli (le Premier ministre Britannique) racheta en 1875 la majorité des actions de la Compagnie du canal de Suez, le nouveau consortium dont le siège était alors à Londres et non plus à Paris, permit un accroissement extraordinaire du commerce avec l’Inde. Le trajet ne se faisant plus qu’en quelques semaines au lieu de quelques mois. Ce fut le prélude à l’expansion par une espèce de fuite en avant pour “ajuster les relations entre deux pays”, et toujours dans le but de protéger le commerce avec l’Inde. Le Premier ministre William E. Gladstone – plutôt pacifiste – se laissa griser par la victoire militaire. Il fut convaincu de la mission civilisatrice de la Grande-Bretagne. L’Empire entama une inexorable expansion, avec les problèmes qui vont en découler.

Ce livre est une galerie de portraits de 12 personnages hors du commun – et parfois hauts en couleurs – qui ont eu à instrumenter de chaque côté de la Mer Rouge et jusqu’au Cap, au nom de la Couronne Britannique, puis à partir de 1956 sous celui de l’Oncle Sam.

On verra comment Evelyn Baring 1841-1917, virtuose de la finance, a inventé l’Égypte moderne.
Comment Frederick John Dealtry (Lord Lugard of Abinger 1858-1945), avec son épouse Flora Louise Shaw (Lady Lugard 1852-1929), fut le théoricien du “Gouvernement Indirect” en matière coloniale.
Comment Mark Sykes (1879-1919) fut le principal instigateur de la création de l’État d’Israël, et comment avec le Français Georges Picot il procéda au partage des restes de l’Empire Ottoman entre La Grande Bretagne et la France.
Comment Arnold Talbot Wilson (1884-1940) a laissé sa marque pour le meilleur et pour le pire sur cet endroit de la carte du monde appelé l’Irak. Pays où selon le chercheur britannique Herbert Albert Laurens Fisher : “la crudité de la conquête fut drapée dans le voile de la moralité.”
Comment Gertrude Margaret Lowthian Bell (1868-1926) – grâce à son extraordinaire intelligence et son immense culture – parvint à être la seule femme Officier Politique de l’armée britannique et Secrétaire pour l’Orient. Comment elle orchestra le couronnement du Roi Fayçal le 23 août 1921 dans la cour du sérail de Bagdad. Elle était si talentueuse, que le New York Times a titré : “depuis l’époque de Zénobie, aucune femme n’a joué un rôle aussi dominant dans la destinée du Moyen-Orient”.
Comment Thomas Edward Lawrence dit “Lawrence d’Arabie” (1888-1935) devint après de solides études : archéologue, bédouin, espion, théoricien de l’insurrection et pratiquant la guérilla, pilote d’avions sous un faux nom, pilote de char sous un autre faux nom et enfin écrivain. Son ouvrage, “Les sept piliers de la sagesse” est unanimement reconnu et le classe parmi les grands écrivains. Si les ressorts de sa sexualité sont restés obscurs, il n’a eu de cesse – de son vivant – de courir au-devant de la notoriété. Celle-ci a été bien servie par le journaliste Américain Lowell Thomas et immortalisée par le film à immense succès de David Lean en 1962 : “Lawrence d’Arabie”. Le personnage et son histoire demeurent complexes.
Comment Harry St. John Bridger Philby (1885-1960), connu aussi sous le nom de Jack Philby ou de “Sheikh Abdullah”, a-t-il pu vivre en même temps toutes ces vies : explorateur, espion britannique, géographe, ornithologue (il a donné son nom à la perdrix de Philby), éminence grise du roi d’Arabie Ibn Séoud. Comment il favorisa la Standard-Oil américaine au détriment du Royaume-Uni, alors qu’au même moment son fils Kim est embauché par la Guépéou (police d’état de l’Union soviétique) en tant qu’agent double. Une vie de trahisons…
Comment Sir John Glubb dit Glubb Pacha (1897-1986) mania l’ambiguïté pour faire accepter “l’ordre colonial” aux populations locales entre l’emploi de la carotte et celui du bâton (en l’occurrence les bombardements aériens). Comment il organisa la légion Arabe de Transjordanie et permit à l’armée Britannique de reprendre Bagdad. Paradoxalement, c’est un exemple d’administrateur colonial qui a su concilier les intérêts des nomades autochtones avec ceux de la Grande Bretagne. De ce fait, il servit de paratonnerre pour la colère des Arabes contre les Britanniques au moment de la formation d’Israël.
Ce chapitre consacré aux trois Percy (Cox, Sykes et Lorraine) raconte la rivalité entre la Grande Bretagne et la Russie d’abord, puis l’URSS ensuite, dans “le Grand Jeu” (le Bolshaya Igra) destiné à se partager le territoire Perse puis Iranien. Comment approvisionner en pétrole les uns et les autres à peu de frais et à toujours garantir la route des Indes aux Britanniques. Ce qui a amené Richard Cottam politologue Américain à observer : “nulle part au monde l’habileté britannique n’est autant exagérée qu’en Iran, et nulle part ailleurs les Britanniques ne sont plus haïs pour cette même raison”.
Comment Kermit Roosevelt JR (1916-2000) petit fils du président Théodore Roosevelt, officier de la CIA, joua un rôle essentiel dans le coup d’État qui renversa Mohammad Mossadegh au profit de Mohammad Reza Pahlavi, tout cela dans une forte odeur de pétrole. L’Iran d’aujourd’hui en est l’héritier direct.
Comment Miles Axe Copeland JR (1916-1991) Agent de la CIA, musicien, businessman a été impliqué dans le coup d’État de mars 1949 en Syrie, celui de 1952 en Égypte, celui de 1953 en Iran. Comment l’Égypte s’arma de matériel militaire soviétique, et comment la nationalisation du Canal de Suez en 1956 sonna la fin de l’influence britannique au Moyen-Orient.
Enfin, comment Paul Wolfowitz (1943-) fut le promoteur brillant et brisé de cette mauvaise guerre que fut l’invasion de l’Irak en 2003 : “une bévue désastreuse, une erreur sanglante.”

En conclusion ce livre se lit comme un roman. Il permettra aux curieux de comprendre pourquoi et comment le Moyen-Orient actuel a émergé et surtout tel qu’il est aujourd’hui : le résultat d’un “fiasco quasi général.”

Dominique VERRON
contact@marenostrum.pm

Meyer, Karl Ernest &cBrysac, Shareen Blair, “Faiseurs de rois : l’invention du Moyen-Orient moderne”, Hozhoni, 22/10/2020, 1 vol. (706 p.-8 pl.), 25,00€.

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