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Georgia Doll, Petit monde, Éditions du Rouergue, 23/08/2023, 1 vol. (198 p.), 20€.

Le petit monde de Loly, âgée de cinq ans au début du roman, c’est celui de Fortuna, un vaste domaine de vingt-cinq hectares, où l’on vit de façon quasiment autarcique au milieu de la campagne autrichienne, non loin de la frontière tchécoslovaque. Ceux qui résident là sont les Kommunards, des hommes et des femmes issus pour l’essentiel des milieux artistiques et militants d’extrême gauche et qui ont décidé de participer à cette grande expérience de vie collective. Tous, adultes comme enfants ont le crâne rasé, comme l’a voulu leur chef, un artiste surnommé Kong qui fait et défait à sa guise les règles de cette utopie libertaire…

Kong, le Patriarche

Kong, tout commence et tout se termine avec lui. […] Il est le père idéal, celui dont tout le monde veut être l’ami, le frère, l’amante, l’enfant. Artiste d’exception, son génie est incontesté. Il est l’Unique, omniprésent, inquiétant, sacro-saint. Kong, le Patriarche.

Pour camper cette figure de gourou, Georgia Doll s’est inspirée de sa propre enfance dans la Aktionsanalytische Organisation (AAO) créée et menée par l’artiste Otto Muehl. Le livre toutefois n’est pas un énième témoignage autobiographique d’un rescapé de secte et sort ainsi grandi par le souffle que lui apporte le prisme romanesque. L’autrice autrichienne qui signe ici son premier roman directement rédigé en langue française, vient du monde du théâtre. Cela se ressent dans la dimension très visuelle de son écriture. Si le personnage de Loly est bien au cœur du dispositif narratif, ici ou là, la focalisation change et les voix d’autres membres de la Kommune se font entendre pour nous faire découvrir les rouages glaçants d’une mécanique d’emprise.

Détruire la famille nucléaire

Pour le gourou, l’origine du mal est la famille nucléaire et le lien trop fusionnel qui pourrait s’installer entre l’enfant et ses parents. À l’intérieur de la Kommune, tout est fait pour détruire la monogamie, apanage des Petits-Bourgeois tant honnis. Les partenaires sexuels s’échangent et les enfants qui naissent de ces relations ne peuvent connaître avec certitude leur géniteur. Cependant, la liberté promise dans la communauté se révèle, dès que l’on creuse un peu, un trompe-l’œil. La Struktur, obscur système de grâce et de disgrâce répondant aux humeurs de Kong, classe les individus en différents groupes dans lesquels les échanges sont strictement réglementés. Grand admirateur de Freud, le gourou organise des soirées de Performance du moi, improvisations ritualisées que présentent les adultes dans la Salle d’Expression afin de finir la journée dans un paroxysme d’autoflagellation publique. Kong trône en Dieu vivant et semble prendre un plaisir sadique à humilier ses ouailles. La question que l’on ne peut s’empêcher de se poser à chaque page est celle de l’emprise qui empêche des adultes saints d’esprit de se rebeller contre cette tyrannie à laquelle ils ont volontairement accepté de se soumettre.

Petit monde est un premier roman d’une grande maîtrise qui permet au lecteur de vivre de l’intérieur cette expérience troublante à hauteur d’enfant. Les chapitres qui évoquent les pratiques pédophiles du gourou mettent mal à l’aise mais ont le mérite d’être traités avec beaucoup de justesse et de pudeur. Dans la lignée du très beau film de Sarah Suco, Les Éblouis, sorti en 2019 Georgia Doll nous offre une œuvre en clair-obscur, sans pathos ni didactisme, qui saisit avec subtilité toutes les ambiguïtés d’une terrifiante dérive sectaire.

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Chroniqueur : Jean-Philippe Guirado

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