Cette année éditoriale est marquée par le 700e anniversaire de la mort de Dante Alighieri. Plusieurs biographies vont être publiées et apparaissent déjà de nouvelles traductions de son chef-d’œuvre qui n’en finit pas de livrer tous ses secrets : « La Divine Comédie ». Dante est mort en 1321. Une légende prétend que la « Divine comédie » ne dévoilerait vraiment ses secrets que six siècles après la mort du poète. Nous sommes donc à sept siècles et la prophétie – à mes yeux – ne s’est pas encore réalisée. Plus on commente la « Divine comédie », plus elle nous échappe… C’est donc le moment – à contre-courant – où les éditions Albin Michel nous proposent une remarquable biographie sur une autre grande figure de la théologie et de la littérature italienne que fut le moine Giordano Bruno. Heureuse initiative.
Jacques Arnould est un astrophysicien et ancien moine dominicain qui a volontairement quitté l’habit. Il est donc la figure idéale pour comprendre l’œuvre du « génie et martyr de l’Inquisition » que fut le moine dominicain défroqué Giordano Bruno (1548-1600). Le Nolain – car il est natif de Nola – est certainement l’homme le plus ivre de Dieu de son temps et, au même titre que Jacob Böhme en Allemagne, le père de la philosophie moderne. Il écrivit : « J’ai toujours parlé en philosophe, suivant la lumière naturelle, sans me préoccuper de ce que la foi nous commande d’admettre. » Encore faudrait-il définir ce que le terme « philosophie » signifie dans le contexte de la Renaissance. Nous y reviendrons. Giordano Bruno fut celui qui – à la fin de la Renaissance italienne – a su, avec une terrible audace, attaquer les plus grands dogmes de la théologie chrétienne en rejetant l’autorité pour en appeler à la raison. Il osa, entre autres, affirmer que le monde de la Bible n’était pas fini et limité et – ce qui va lui valoir entre autres le bûcher – que la Terre n’était pas au centre de l’univers ! Il préfigure Kepler, Galilée, et Newton. Ce sont de longues années d’errances et d’expériences qui vont forger le caractère révolutionnaire du Nolain. Il se rend au sein de certaines Cours d’Europe et débat dans les plus grandes facultés. Il va réussir le tour de force d’être, à la fois, excommunié par les catholiques, les calvinistes et les luthériens, chassé par les Anglais de la prestigieuse université d’Oxford contre lesquels il avait proféré – à raison – des accusations de xénophobie. Il va alors être traqué et commet l’erreur fatale de rentrer en Italie. Dénoncé, arrêté, il est conduit dans les geôles de l’Inquisition où il restera huit ans. Aux yeux de l’Église, Giordano Bruno est coupable de trente crimes, parmi lesquels celui d’avoir cru en l’existence de mondes habités, douté de la virginité de Marie, nié la transsubstantiation, affirmé que le Christ n’était pas un Dieu mais un mage trompeur, qu’il n’était pas mort sur la croix mais pendu sur deux morceaux de bois en forme de fourche. Le 8 février 1600, Giordano Bruno découvre sa sentence en public. Il est excommunié, livré au gouverneur de Rome pour être brûlé et tous ses livres sont mis à l’Index. Il prononce alors cette phrase qui restera célèbre : « Vous éprouvez sans doute une plus grande peur en portant contre moi cette sentence que moi en la recevant. » Jamais il n’abjurera et le 17 février 1600, au moment d’être brûlé, lorsqu’on lui présente l’image du Christ, il détourne la tête…
Le livre de Jacques Arnould est une excellente biographie de Giordano Bruno, certainement la plus abordable pour le profane. En excellent théologien, il nous situe parfaitement Giordano Bruno, à la fois dans son contexte historique, et dans sa philosophie parfois abstruse. Mais que l’auteur me pardonne, il me semble percevoir une omission (volontaire ?) dans cet ouvrage. En effet, l’auteur est trop érudit pour avoir involontairement négligé dans sa bibliographie les travaux de l’historienne anglaise Frances Yates, à savoir : « Giordano Bruno et la tradition hermétique » (Dervy, 1988) – « L’Art de la mémoire » (Gallimard, 1987), et enfin « Raymond Lulle et Giordano Bruno » (PUF, 1999). Derrière la face visible des choses se cache toujours l’invisible face. Et c’est précisément cette « face invisible » qui nous intéresse chez Giordano Bruno. Nous en revenons donc à la définition du terme « philosophie » en cette fin de Renaissance italienne. Je placerai volontiers Giordano Bruno dans la lignée de Cornelius Agrippa, un philosophe lui aussi errant, auteur d’un traité bien connu : « De Occulta philosophia ». Car la philosophie de cette époque est empreinte de « magie naturelle » (qui était l’ancienne doctrine des sages), de Kabbale juive et d’alchimie. Ce que l’on doit surtout retenir de l’autre face de Giordano Bruno, c’est qu’il est l’un des derniers représentants de « l’art magique de la mémoire ». L’art de la mémoire est alors une science enseignée dans les universités, et une méthode mnémotechnique indispensable pour les grands penseurs de la Renaissance, afin de retenir leur « boulimie » de connaissances. De technique rationnelle, l’art de la mémoire deviendra pour Bruno, selon Antoine Faivre qui s’appuie sur les travaux de Frances Yates : « une technique religieuse et magique. Il s’agit d’entraîner l’imagination pour en faire un instrument permettant d’obtenir des pouvoirs divins. » C’est à partir des travaux de Giordano Bruno que l’art de la mémoire deviendra – aux yeux de ses contemporains – plus hermétique, occulte, mystique, jusqu’à être considéré par l’Église comme hérétique. C’est aussi l’une des raisons qui vont le conduire sur le bûcher.
Pour l’historienne Frances Yates, Giordano Bruno était un « mage investi d’une mission ». Nous comprenons aisément que Jacques Arnould soit plus réticent à s’engager sur cette thèse. Nonobstant, sa biographie du Nolain est la meilleure approche qui soit de la richesse et de la complexité de sa pensée.
Éliane BEDU
contact@marenostrum.pm
Arnould, Jacques, « Giordano Bruno : un génie martyr de l’Inquisition », Albin Michel, « Spiritualités », 03/02/2021, 1 vol. (171 p.), 19,90€
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