Collectif , Histoire juive de la France, Albin Michel, 11/10/2023, 1 vol. (1050 p.), 49,90€.
Avec la monumentale Histoire juive de la France, Sylvie Anne Goldberg, qui a dirigé l’ouvrage, signe une somme historiographique d’importance, véritable opus magnum comblant un manque criant dans le paysage éditorial français. Cet ouvrage collectif rassemble plus de 150 contributeurs de renom, issus de champs disciplinaires variés (histoire, archéologie, sociologie, littérature, philosophie…) Le résultat est un magnifique volume de plus de 1000 pages, richement illustré, qui fait désormais autorité sur cette page méconnue de l’histoire nationale.
Un fantastique travail éditorial
La richesse du livre tient d’abord à son exceptionnelle profondeur chronologique. Des premiers temps de la province romaine jusqu’à la France contemporaine, aucune période n’est négligée. Chaque époque est traitée par des spécialistes reconnus, avec force de détails. Difficile d’être plus complet ! Le livre est organisé en quatre grandes parties thématiques, subdivisées en plusieurs chapitres suivant la trame chronologique. Un tel découpage permet de naviguer aisément dans le temps, tout en conservant une vision d’ensemble. De l’installation des premières communautés juives dans la Gaule antique à leur émancipation révolutionnaire, de leur intégration difficile au XIXe siècle à leur renaissance culturelle contemporaine, le grand récit se déploie.
Autre force de l’ouvrage : la diversité des angles d’analyse convoqués. Loin de se cantonner à une histoire politique ou événementielle, le livre aborde tous les aspects de la vie des Juifs en France au fil des siècles : culturel, social, économique, religieux, intellectuel, artistique. Il examine tour à tour leur place dans la société, leur quotidien, leurs rapports avec les chrétiens, leurs apports savants et culturels. La somme des contributions individuelles forme un tableau d’ensemble nuancé, qui parvient à dépasser les clichés et les simplifications abusives. Du monde juif médiéval à la vie culturelle yiddish de l’entre-deux-guerres, de l’affaire Dreyfus à la mémoire de la Shoah, l’ouvrage couvre un spectre extrêmement large. Par sa profondeur chronologique et la variété de ses perspectives, il a des airs d’encyclopédie. Pourtant, sous la plume alerte des meilleurs spécialistes actuels, point d’aridité ! Le lecteur, novice ou aguerri, se laisse porter dans une passionnante exploration.
Le minutieux travail éditorial accompli par Sylvie Anne Goldberg, mais aussi les deux grands éditeurs que sont Jean Mouttapa et Julien Darmon, assure la cohérence de l’ensemble. Spécialiste reconnue de l’histoire des Juifs en France, également directrice d’études à l’EHESS, Sylvie Anne Goldberg était la personne idoine pour mener à bien un projet d’une telle ampleur. On ne peut que saluer le travail de coordination qu’elle a fourni pour faire dialoguer entre eux des contributeurs issus d’horizons variés, tout en veillant à la progression harmonieuse du propos. Grâce à une organisation en sections thématiques habilement agencées, elle est parvenue à produire une synthèse accessible, tout en conservant la richesse des apports individuels.
Assimilation, singularité : les vicissitudes de l'identité juive française
Si les Juifs sont présents sur le sol français depuis l’Antiquité, leur histoire est longtemps restée invisible, occultée. Ils furent des oubliés de la mémoire nationale, quand ils n’en étaient pas des parias. Cet ouvrage répare donc un manque criant et comble un vide historiographique préjudiciable. En restituant leur présence pluriséculaire en France, il révèle la richesse d’une trame souvent passée sous silence. Plus qu’un devoir de mémoire, c’est un travail salutaire de reconnaissance. Les Juifs cessent d’être perçus comme des figures étrangères à la nation pour retrouver une place légitime dans le patrimoine historique commun.
L’ouvrage met brillamment en lumière combien leur histoire singulière est en réalité indissociable de celle du pays tout entier. Au fil des régimes et des siècles, leur sort a été inextricablement mêlé à celui de la France. Royaume franc, monarchie capétienne, empire napoléonien, républiques successives : à chaque époque, leur condition a reflété les tensions traversant la société. Leur trajectoire historique épouse les méandres de l’histoire nationale.
Cette intrication apparaît exemplairement au moment de la Révolution française. La France est alors la première nation d’Europe à octroyer l’émancipation aux Juifs, mettant fin à des siècles d’ostracisme légal. Pourtant, c’est aussi en son sein que naît un antisémitisme moderne d’une virulence sans équivalent. Terre d’accueil qui attire les persécutés venus de toute l’Europe, elle deviendra quelques décennies plus tard celle de la rafle du Vélodrome d’Hiver.
Ces apparents paradoxes sont analysés dans l’ouvrage avec subtilité. Loin des simplifications abusives, le livre navigue constamment entre nuance et complexité. Il montre combien l’identité des Juifs français a pu osciller, au gré des époques, entre volonté d’assimilation et revendication de leur singularité. Leurs apports multiples à la culture et à la pensée nationales sont soulignés, qu’il s’agisse de littérature, de musique, de sciences ou encore de philosophie. Bref, l’ouvrage dépeint une histoire faite d’interactions permanente entre la société française et ses minorités juives.
Pour le grand public, peu au fait de ces questions, la lecture de l’Histoire juive de la France sera une véritable révélation. Combien de Français savent que des communautés juives étaient déjà présentes dans la Gaule romaine ? Que le premier âge d’or de la pensée rabbinique au Moyen Âge prit place dans la France du Nord ? Que l’émancipation révolutionnaire permit l’entrée des Juifs dans les rouages de la République dès le XIXe siècle ? Que la vitalité intellectuelle de la France dut beaucoup, dans l’entre-deux-guerres, à l’effervescence des milieux juifs ashkénazes ? Autant d’éléments méconnus mis en lumière.
De l'érudition à la clarté : un récit passionnant sur vingt siècles d'histoire
Pour le lecteur averti, l’intérêt réside dans la richesse des détails et l’apport de récentes recherches historiographiques. Le livre intègre les acquis des travaux les plus récents. Il mobilise par exemple les données de l’archéologie, discipline en plein essor ces dernières décennies, pour documenter la présence antique des Juifs sur le sol français. De même, il fait une large place aux avancées de l’histoire culturelle et intellectuelle pour mieux cerner leur rôle dans la France des XIXe et XXe siècles.
On retiendra tout particulièrement les magnifiques chapitres sur le rayonnement du judaïsme français au Moyen Âge, dont les académies talmudiques de Troyes ou de Sens firent les centres de la pensée rabbinique en Europe. L’érudition n’étouffe pas ici le récit, bien au contraire : on suit avec un plaisir non dissimulé les controverses entre maîtres du Talmud, les querelles familiales des dynasties rabbiniques, l’influence internationale de leurs écrits et de leurs gloses.
Autre moment phare, celui des bouleversements révolutionnaires. L’ouvrage analyse finement les tergiversations de l’Assemblée sur la question de l’émancipation des Juifs. Il montre bien que ce débat agita la Constituante plus que de raison au regard du nombre réduit de Juifs alors présents en France. Pour les révolutionnaires, l’enjeu dépassait la simple tolérance religieuse : il s’agissait de définir les fondements de la nation naissante. Octroyer les droits civiques à des Juifs, si culturellement différents, c’était faire le pari risqué d’une citoyenneté purement politique et abstraite, détachée de tout héritage ethnique ou religieux.
Instructive est également la mise en perspective des destins juifs dans les diverses colonies de l’empire français. Dans l’Algérie conquise en 1830, le décret Crémieux de 1870 accorde collectivement la nationalité française aux indigènes juifs, suscitant le ressentiment des colons. La révocation de ce décret par Vichy en 1940 marquera durablement la mémoire des Juifs d’Algérie contraints à l’exil. Au contraire, dans les protectorats tunisien et marocain, la France se refuse à faciliter l’accès des Juifs à la citoyenneté, de peur d’aviver le nationalisme musulman. Ces traitements différenciés révèlent les ambiguïtés de l’universalisme républicain confronté au fait colonial.
Difficile, au final, de trouver à redire sur cet ouvrage magistral qui comblera les attentes du grand public comme des chercheurs les plus exigeants. Sylvie Anne Goldberg et ses contributeurs signent une somme historiographique majeure, appelée à s’imposer comme l’ouvrage de référence sur la question. On ne peut que saluer l’ambition et la réussite d’un tel projet éditorial titanesque, qui confirme le rôle capital des sciences sociales dans la restitution de pans occultés de notre histoire nationale.
La saga de vingt siècles d'une communauté ballottée par l'histoire de France
Plongeons à présent au cœur de l’ouvrage pour en découvrir les principaux apports. La première partie, « La longue naissance de la France », retrace l’histoire des Juifs dans les premiers siècles du royaume. Plusieurs contributions éclairent leur présence attestée dès l’époque gallo-romaine, notamment par l’archéologie funéraire qui a mis au jour des symboles juifs sur des stèles et sarcophages. Au Haut Moyen Âge, les relations entre Juifs et chrétiens semblent relativement apaisées. Certes, des violences éclatent çà et là, ainsi que des baptêmes forcés, mais dans l’ensemble la coexistence est de mise.
La situation commence à se dégrader autour de l’an mil, quand triomphe la réforme grégorienne prônant un durcissement envers les minorités religieuses. Puis la fulgurante ascension du royaume capétien accroît la pression sur les communautés juives, contraintes à une ségrégation croissante. Elles n’en connaissent pas moins un âge d’or intellectuel au XIIe siècle, dont le rabbin Rachi de Troyes est la figure de proue. Ses écoles talmudiques rayonnent sur toute l’Europe ashkénaze. La section sur « la France du Sud » met aussi en lumière le dynamisme du judaïsme provençal à la même époque, entre échanges avec la culture arabo-andalouse et controverses maïmonidiennes.
Las, ce brillant essor est brisé net par l’expulsion des Juifs du royaume en 1394. Commence alors une occultation de près de trois siècles, l’objet de la deuxième partie : « De l’Ancien Régime à la Révolution ». Certes, des groupes juifs réapparaissent au XVIe siècle dans les provinces récemment rattachées à la couronne, comme l’Alsace, la Lorraine ou la Guyenne. Mais dans l’ensemble, le souvenir du judaïsme médiéval s’est perdu. Sa langue a disparu, ses manuscrits sont détruits ou pillés, ses tombes profanées. Les Juifs sont désormais perçus comme un peuple chimérique, objet de fantasmes et d’ignorance.
Ce n’est qu’avec les Lumières et leur combat contre l’obscurantisme que s’ouvre la possibilité d’un changement de regard. La question de la tolérance religieuse s’impose peu à peu, même si elle se heurte à l’hostilité tenace de nombre d’ecclésiastiques et de magistrats. C’est finalement la Révolution française qui sonne l’heure de la réhabilitation, en votant l’émancipation des Juifs les 27 septembre et 20 décembre 1791. S’ensuit une longue marche vers l’intégration qui constitue le fil rouge de la troisième partie : « Le principe républicain à l’épreuve ».
Le Consulat et le Premier Empire posent les jalons de l’organisation communautaire juive en France, avec la création des consistoires et du Grand Sanhédrin. Sous la monarchie de Juillet émerge une élite juive engagée dans les rouages du régime : hommes politiques, hauts fonctionnaires, journalistes, artistes. Mais ce processus d’assimilation suscite en retour une montée de l’antisémitisme, attisé par la politisation des passions religieuses sous la IIIe République naissante. L’ouvrage analyse bien ce cercle vicieux qui aboutit à la crise de l’affaire Dreyfus, ultime avatar des guerres de religion.
La Belle Époque voit s’opérer un changement démographique majeur, avec l’arrivée de centaines de milliers de migrants juifs ashkénazes fuyant les pogroms de l’Europe orientale. Leur installation dans les faubourgs de Paris confère une coloration yiddish au paysage culturel de la capitale. Mais ce « village juif » de l’Est suscite à son tour défiance et rejet. Bref, malgré l’intégration exemplaire de quelques-uns, l’antisémitisme demeure un puissant ferment de divisions, que l’histoire du XXe siècle mettra cruellement au jour.
En effet, la montée des périls dans les années 1930 plonge les Juifs dans une terrible « trahison », selon le titre du dernier chapitre de cette troisième partie. La débâcle de 1940 ouvre la voie à la collaboration vichyste et à la Shoah, dont les rouages implacables sont décortiqués avec minutie. Près de 80 000 Juifs sont assassinés avec la complicité active de l’administration et de la police françaises. Pourtant, comme le souligne l’ouvrage, des milliers d’anonymes prennent des risques excessifs pour soustraire des Juifs à la déportation. Cet élan de solidarité, bien qu’insuffisant, témoigne des possibilités de résistance de la société civile face à la barbarie bureaucratique.
La quatrième et dernière partie, « Une société à réinventer », examine le lent travail de reconstruction d’une vie juive en France après 1945. Malgré le traumatisme immense de la Shoah et les pertes matérielles considérables, les institutions parviennent à se relever. Le consistoire israélite, dissolution pendant l’Occupation, est rétabli dès 1944. De nouvelles organisations fédératives comme le CRIF ou la FSJUF voient le jour pour coordonner les actions de dizaines d’associations. Les synagogues sont peu à peu restaurées. Sur le plan intellectuel, des penseurs de renom comme Emmanuel Levinas, André Neher ou Vladimir Jankélévitch posent les jalons d’une renaissance de la pensée juive en France.
Plus fondamentalement, la population juive change de visage avec l’arrivée massive des Juifs d’Afrique du Nord, qui représentent bientôt la moitié des Juifs de France. Leur dynamisme culturel et religieux insuffle un nouvel élan. En parallèle, le rapprochement judéo-chrétien s’accélère, même si des plaies restent à panser, comme l’atteste la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1962.
Sur le plan politique, le récit de l’intégration exemplaire des Juifs dans les instances du pouvoir se poursuit, de Pierre Mendès France à Michel Debré et Simone Veil. Pourtant, la guerre des Six Jours israélo-arabe de 1967 marque un tournant. La politique pro-arabe du général de Gaulle provoque la désillusion d’une partie des Juifs de France. Surtout, la prise en otage de la cause palestinienne par les extrémistes pose les premières pierres des conflits judéo-arabes contemporains.
Le mémorial de la Shoah ne s’impose que tardivement, dans les années 1990, grâce au travail des historiens et à l’ouverture des procès Barbie, Touvier et Papon. La déclaration de repentance de l’épiscopat en 1997 et celle de Jacques Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vél d’Hiv marquent de réels progrès. Reste que le souvenir du génocide demeure un point douloureux, comme l’attestent les polémiques récurrentes sur son enseignement ou sa commémoration.
Enfin, le lecteur découvrira dans cette dernière partie l’extraordinaire vitalité de la culture juive française contemporaine : peinture, littérature, philosophie, cinéma, chanson. De Levinas à Modiano, de Chagall aux frères Cohen, les artistes et penseurs juifs ont durablement marqué de leur empreinte le patrimoine culturel national.
Au total, difficile de ne pas saluer l’ambition et la réussite de cette somme historique hors norme. Menée avec rigueur scientifique mais très accessible au grand public, elle restitue magistralement plus de deux millénaires d’une histoire franco-juive souvent méconnue. Le lecteur y puisera une moisson de connaissances, avec le plaisir de la découverte en prime. Sylvie Anne Goldberg et ses contributeurs signent une nouvelle référence appelée à faire date. L’ouvrage marquera durablement l’historiographie de ce pan occulté de notre passé national.
Dans le contexte de l’horreur à laquelle nos frères juifs sont confrontés, cet ouvrage exceptionnel se dresse comme un rappel poignant de l’impérieuse nécessité de manifester solidarité, empathie et soutien indéfectibles envers la communauté juive.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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