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Teresa Moure, La Morelle noire, traduit de l’espagnol par Marielle Leroy, La Contre Allée, 16/08/2024, 454 pages, 24€.

Teresa Moure, romancière galicienne incontournable, offre avec La Morelle noire un voyage captivant dans l’intimité d’une reine hors du commun : Christine de Suède. Loin de se contenter d’un récit biographique convenu, Terasa Moure explore avec une prose poétique et incisive les méandres d’une âme déchirée entre les exigences du pouvoir et la quête d’une liberté inatteignable.

Christine, une reine en quête d'émancipation

Dès les premières pages, Christine de Suède, figure centrale du roman, apparaît comme un personnage fascinant et insaisissable. Jeune reine à la fois brillante et mélancolique, elle se sent profondément seule au milieu des intrigues de la cour. Teresa Moure, avec une sensibilité rare, dépeint la profonde solitude d’une femme écrasée par le poids d’une couronne trop lourde : « Que peut-elle bien faire là-bas seule ? Et à ces heures ! Serait-elle folle ? Sûrement, elle doit être folle. Elle s’appelle Christine
La solitude de Christine est exacerbée par son refus du mariage, symbole pour elle d’un enfermement intolérable. Ce rejet radical la marginalise, la place en porte-à-faux vis-à-vis des attentes d’un monde qui ne conçoit le pouvoir féminin qu’à travers le prisme de la maternité et de l’alliance. La reine, en s’opposant aux règles établies, pose une question fondamentale : sommes-nous condamnés à un destin prédéterminé par notre sexe et notre place sociale ?
La correspondance passionnée de Christine avec le philosophe René Descartes nourrit ses réflexions et ses doutes. Elle trouve dans les théories du penseur français un cadre intellectuel pour nourrir sa révolte et affirmer son désir d’une existence affranchie des conventions. « Christine avait soif de sincérité. Et la sincérité n’était pas une herbe qui poussait dans son environnement« .

L’âme captive, le corps rebelle : Christine face au cartésianisme

Au-delà du destin singulier de Christine de Suède, La Morelle noire tisse un dialogue subtil entre deux figures féminines que tout oppose : Christine, la reine rebelle, et Hélène, la sage-femme d’Amsterdam. Teresa Moure explore ainsi, à travers leurs parcours divergents, les multiples visages de l’émancipation et de la quête d’une liberté arrachée aux conventions sociales.
Hélène incarne la résistance « au ras de terre », nourrie du savoir des femmes, de la transmission orale des remèdes et des secrets des plantes. Son existence, en marge de la société et de la “grande Histoire”, lui permet d’exercer son métier librement. Elle incarne ces magiciennes guérisseuses et rebelles contre toutes ces vérités d’époques, ces femmes qui soignent et consolent avec l’énorme privilège du toucher, héritage ancestral souvent occulté et injustement qualifié de sorcellerie.
Christine, quant à elle, s’affranchit des murs du palais pour trouver la liberté dans l’étude et la réflexion philosophique. Sa révolte, intérieure et flamboyante, est nourrie par le désir d’un amour absolu et d’une existence choisie. Le refus du mariage, le dialogue intense avec les textes cartésiens, l’attirance pour l’interdit : la romancière révèle la complexité du personnage de la reine, loin de tous les clichés, tiraillée entre les codes qui l’enferment et une soif inexorable de liberté.
Malgré la distance qui les sépare, Christine et Hélène sont liées par une même aspiration à s’affirmer telles qu’elles sont. Elles finissent par se retrouver à la croisée de chemins différents pour arriver à la même conclusion : rejeter les rôles assignés par la société et se choisir soi-même. Cette quête radicale, aussi fragile que déterminée, est au cœur de La Morelle noire. La rencontre finale entre ces deux femmes, aux antipodes l’une de l’autre, est d’une intensité rare, et annonce le début d’une nouvelle histoire au goût d’amertume et de framboises…

Inés Andrada : l'écho contemporain d'un malaise

La Morelle noire, au-delà du récit du destin singulier de Christine de Suède, nous projette vers une réflexion intemporelle sur la condition féminine, la liberté et le poids du savoir. Teresa Moure, avec une intelligence narrative remarquable, tisse une intrigue complexe où s’entrecroisent les voix de trois femmes que les siècles séparent, mais unissent dans une quête commune : l’affirmation de leur être au monde. Pour créer ce lien entre le XVIIe siècle et notre époque, l’auteure introduit le personnage d’Inés Andrade, une jeune étudiante en philosophie vivant à Madrid dans les années 2000. C’est par son regard analytique et souvent acerbe, ses recherches, ses notes, ses poèmes, que le lecteur découvre de nouvelles facettes du destin de Christine de Suède et d’Hélène Jans, la mystérieuse mère de la fille illégitime du philosophe Descartes.
Inés, engagée dans une thèse sur le rationalisme cartésien, se trouve fascinée par la figure d’Hélène, cette femme savante, effacée des livres d’histoire, dont la vie et l’œuvre font écho à ses propres aspirations et ses combats intérieurs. Elle voit en Hélène un modèle d’émancipation, une femme qui, en marge de la “grande Histoire” et des institutions savantes, a su s’affirmer par son savoir et sa maîtrise des arts de guérir, comme toutes ces femmes rebelles et guérisseuses dont la science des remèdes est restée pendant des siècles le secret bien gardé de la transmission orale, des pactes secrets entre femmes, savoirs maudits, réprouvés et injustement qualifiés de sorcellerie.
Inés, en explorant les traces laissées par Hélène, cherche à déconstruire le discours officiel, masculin et souvent réducteur sur le savoir féminin. Son engagement féministe s’exprime avec force : « On a l’impression d’assister à un bal où toutes les danses sont accordées d’avance. Oiseux, vaniteux, étalant sans retenue leur latin et leur érudition, ils ne réfléchissent jamais à rien qui puisse intéresser un autre être humain« . Elle remet en cause les hiérarchies du savoir, l’autorité des « grands hommes » qui ont rejeté les femmes dans les marges de la connaissance, et tente de réhabiliter un héritage occulté : une véritable bombe à retardement dont l’onde de choc traverse le temps et les pages.
Mais le parcours d’Inés est aussi celui d’une quête identitaire, d’un malaise profond. Elle se sent en décalage avec son environnement universitaire, « enfermée telle une prisonnière » dans un monde où, comme dans une danse où tous les mouvements sont prédéfinis ; l’important est d’appliquer les méthodes, les citations et les références sans se poser trop de questions existentielles.  Ses recherches, sa passion pour Hélène Jans et son mal-être amoureux, nourrissent son journal, dans lequel se déploient des poèmes puissants et désenchantés : “Maintenant je regrette d’avoir parlé / autant  […] Je regrette / de n’avoir pas, tout simplement, existé”. (extrait du “Journal poétique d’Inés Andrade Poème IV”)
Ce doute permanent, cette recherche d’une vérité qui se dérobe sans cesse, font d’Inés un personnage émouvant et universel. Elle incarne les questionnements d’une génération tiraillée entre les héritages du passé et les incertitudes du présent, à la recherche d’une voie singulière, fragile, et qui puisse être aussi douce et suave qu’une promenade de printemps dans les jardins d’Amsterdam.

La Morelle noire ou la permanence d'une quête intemporelle

La Morelle noire, à l’image de cette herbe dont on vante les vertus apaisantes et que l’on dit dotée d’une puissance magique, se révèle être un roman polyphonique qui résonne bien au-delà du simple destin de Christine de Suède. Teresa Moure tisse une réflexion subtile et complexe sur le sens de la vie, la condition féminine et la quête intemporelle de liberté. Le choix radical d’Hélène, celui excentrique de Christine et la voix engagée d’Inés : autant de témoignages puissants qui s’élèvent contre les carcans de la société et affirment, à travers les siècles, la nécessité d’une vérité à conquérir, celle d’être soi-même.

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