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Alors que j’apprenais le piano au Conservatoire de Perpignan, au milieu des années 1990, je me souviens d’avoir joué une sonate de Domenico Cimarosa ; ce fut ma seule rencontre avec le compositeur italien né en 1749, bientôt supplanté dans mon répertoire de pianiste débutant par ses illustres contemporains, Mozart, Haydn ou Beethoven. C’est en ouvrant le livre d’Élisabeth Motsch que ce nom, remisé dans un coin de ma mémoire, a tout à coup refait surface, escorté des notes joyeuses de la petite sonate que je croyais oubliée.
Domenico Cimarosa est en effet le narrateur et principal personnage du roman qui débute dans la liesse du 21 janvier 1799. À cette date, les troupes françaises du général Championnet débarquées à Naples, vont, avec l’appui d’intellectuels locaux inspirés par les philosophes des Lumières, chasser les souverains Ferdinand IV et Marie-Caroline, et proclamer la République. Cette République sœur de la République française, qualifiée de parthénopéenne, en référence à la sirène dédaignée par Ulysse qui se serait laissée mourir dans la baie de l’antique Neapolis, connaîtra un destin éphémère. Cinq mois plus tard, le 24 juin, alors que Bonaparte a fait rappeler les garnisons présentes sur place pour consolider son armée dans le nord du pays, les troupes britanniques de Nelson en profitent pour reprendre la ville et rétablir le roi sur son trône. Les chefs républicains sont exécutés et Cimarosa, pour avoir composé l’hymne révolutionnaire de la jeune République, est jeté en prison.
Dans sa cellule de la forteresse Sant’Elmo, l’homme repense à sa vie et à sa carrière de compositeur prolifique :

Outre ce rêve magnifique de révolution parthénopéenne, je veux me rappeler quelques moments de ma vie antérieure. Écrire est une façon de retenir le temps avec l’espoir que ces écrits ne seront pas vite jetés dans un tas de déchets ou brûlés ! Et pour les partitions musicales, que quelqu’un les fera revivre.

À travers des chapitres courts, portés par l’évidence d’une plume limpide et parfois teintée de mélancolie, le lecteur découvre la trajectoire singulière d’un homme que rien ne destinait à la musique. À la différence de Mozart dont le père, Léopold, était lui-même un compositeur et professeur réputé, Cimarosa est fils d’un maçon et apprenti boulanger. C’est la mort accidentelle de son père, lorsqu’il est âgé de dix ans, qui vient bouleverser une existence toute tracée. Sa mère ayant été engagée comme blanchisseuse dans un couvent napolitain, il part avec elle, et a ainsi la chance de recevoir l’enseignement des moines et les cours du frère Polcano qui lui apprennent le solfège, le violon et le chant :

Si j’ai adoré mon père, je sais aussi que c’est sa mort qui m’a permis de changer de vie […] J’en éprouve encore aujourd’hui un sentiment étrange d’étonnement et de vive reconnaissance. Je suis né une deuxième fois après la mort de mon père.

Élisabeth Motsch campe avec justesse les personnages qui gravitent autour de Cimarosa. On s’attache à son valet Amedeo, qui l’a accompagné partout depuis son départ du couvent, et vient lui rendre visite quotidiennement en prison. Il y a aussi les musiciens : Sapienza la soprano qu’il aide dans ses démêlés avec son imprésario et devient sa maîtresse ; Paolo le ténor aux cheveux roux et au caractère bien trempé. La personnalité de Cimarosa est elle-même rendue dans ses nuances, celle d’un homme qui a cru à la Révolution mais qui, dans l’attente d’une possible exécution, est submergé de doutes et espère pouvoir sauver sa tête. Le roman, très documenté, permet aussi de découvrir les rapports que les têtes couronnées entretiennent avec les musiciens. On suit Cimarosa à la cour de Catherine de Russie puis auprès de Léopold II, à Vienne, à l’occasion de la création « d’Il matrimonio segreto », sans doute son opéra le plus célèbre qui – fait unique en son genre – fut enchaîné deux fois de suite à la demande de l’empereur !
La lecture « d’Ivres de joie » permet enfin de découvrir un magnifique portrait de femme, celui d’Eleonora Di Fonseca Pimentel, égérie de la jeune République parthénopéenne et rédactrice de virulents articles contre la monarchie dans le « Monitore napoletano », inspiré du « Moniteur universel » français. Lorsque Cimarosa lui rend visite sur l’île de Procida, où elle s’est cachée après le retour de Ferdinand IV, cette femme de caractère, issue de la noblesse portugaise lui déclare :

Je n’ai jamais aimé que la Révolution et je vais la perdre. Comme je voudrais la retenir […] Je n’ai jamais connu le véritable amour et je risque bien de ne jamais le connaître. J’ai tout donné pour la Révolution et la Liberté comme les religieuses se donnent toutes entières à Jésus et à Dieu !

Elisabeth Motsch aime la musique et sa passion est communicative. Après des débuts en littérature jeunesse, son premier roman pour adultes « Pavane pour un singe défunt » (Grasset, 1995) en parlait déjà admirablement autour de la figure d’une jeune chef d’orchestre et de sa truculente famille d’émigrés russes. Après avoir terminé « Ivres de joie » on pourra donc se replonger avec beaucoup de plaisir dans cet autre roman qui, à l’époque déjà, s’ouvrait par une dédicace à un certain Domenico Cimarosa.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Motsch, Elisabeth “Ivres de joie”, Le Chant des voyelles, 02/11/2021, 1 vol. (160 p.), 16,00€

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