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Jaume Cabré, Consumés par le feu, roman traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 11/10/2023, 1 vol. (151 p.), 19,80€

In girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournoyons dans la nuit et sommes consumés par le feu. Ce titre d’un film de Guy Debord de 1978 est emprunté à un hexamètre dactylique latin raccourci, parfois attribué à Virgile, (“In girum imus nocte ecce et consumimur igni”) que Jaume Cabré reprend, dans sa traduction catalane pour son roman Consumits pel foc. L’originalité de ce titre latin tient à sa nature de palindrome.

Un titre symbolique

Cette phrase évoque les papillons de nuits attirés par la flamme d’une bougie, qui volent autour d’elle et finissent par se brûler les ailes. Cette image constitue une métaphore néo-platonicienne de l’amour sacré, l’amant venant fusionner avec l’incandescence qui l’attire. Elle a aussi été interprétée comme une image de l’enfer, avec la danse des démons, ou les ravages de l’ambition destructrice. Pour Debord, il s’agissait de montrer les dangers de la société de consommation où chacun se brûle les ailes.
La phrase est reprise dans de multiples passages du roman de Jaume Cabré, sous une forme complète ou partielle. Dès l’incipit, la métaphore est utilisée e par le narrateur, qui s’exprime à la première personne, qui laisse la place, dans la suite du récit à l’usage permanent de la troisième personne. Dans un premier temps, il s’adresse aux lecteurs : “Vous avez certainement vu, la nuit, voler une phalène, grande ou petite, maladroite, attirée par la lumière d’une lampe” et leur présente plusieurs scénarios : un éloignement qui sauve le papillon de nuit, ou un “autosacrifice au dieu de la flamme”, même si parfois la phalène finit dans l’estomac d’un gecko. Tous ces préludes le conduisent enfin à révéler l’enjeu de l’anecdote, qui renvoie en définitive à lui-même :

Eh bien, dans l’histoire que je vais vous raconter, je croyais que j’étais le gecko (pacifique et tendre), mais en réalité j’étais un papillon de nuit grisâtre, ébloui par la lumière, ignorant les dangers qui abondent près des lanternes et la terrible efficacité de la lumière projetée, ne fût-ce que par la flamme d’une humble bougie.

Le roman ne cesse de décliner, sous différentes formes jusqu’à la fin, la métaphore.
Il ne put s’empêcher de dire à mi-voix in girum imus nocte et consumimur igni. Il récita comme si c’était la prière d’un moine.” Le chapitre s’achève par la reprise de la phrase, dans sa traduction cette fois, et l’ajout de ce commentaire, à la première personne du pluriel cette fois, qui ne se rattache à aucun narrateur défini : “Même si nous ne voulions pas”.

Un univers fictionnel

Le palindrome, figure de style qui se lit dans les deux sens, pourrait symboliser l’absurdité du monde imaginé par Jaume Cabré. Avant de refermer l’incipit, le narrateur, qui est aussi le protagoniste de l’œuvre dit s’appeler Ismaël, “comme celui de Moby Dick“, une référence sous laquelle se place le récit.
La narration elle-même joue sur l’étrangeté. Le père du héros l’accuse d’avoir causé le décès de sa mère, morte de froid, à sa naissance, alors qu’il avait neuf ans quand elle s’est éteinte. L’enfant réchappe à la tentative paternelle de l’immoler par le feu, découvre le bonheur de lire dans l’institution où on le place après le drame, puis se fait renvoyer de son poste de professeur de lettres, en raison d’un goût immodéré pour la poésie catalane. Ce monde bizarre est peuplé de stars de cinéma et de personnages de romans ou de films que va croiser le narrateur. Amené à l’hôpital après un accident mettant en cause des sangliers, il discute avec un médecin qu’il baptise docteur Jivago. Après s’être aperçu qu’il n’était en fait qu’infirmier, il matérialise cette rétrogradation en l’appelant juste Yuri (prénom du Docteur Jivago). Il tombe aussi amoureux de Marlène Dietrich, trahissant Leo, son amour d’enfance, et fait une analyse avec Emma Bovary.

Marlene, qui ne s’appelait pas Marlene, sortit dans la rue, accompagnée, pour la première fois, d’Ismaël, qui probablement ne s’appelait pas Ismaël. Ils formaient un couple singulier. Elle, gestes décidés et regard imposant. …Tout à coup, elle s’arrêta et dit écoute, si tu as inventé d’appeler Jivago un type que tu ne connais pas, c’est que tu aimes le cinéma. Non ?

Une inquiétante étrangeté : l’absurde selon Cabré

Le ton du récit mêle angoisse et humour, bizarrerie et absurde. En parallèle à l’intrigue mettant en scène le héros, se déroule l’histoire d’une portée de marcassins rayés. Fils d’une laie nommée Lotta, ils sont communément appelés godalls. Ce nom, qui est aussi celui d’une commune près de Tarragone, devient, assorti d’un numéro, le prénom de tous les marcassins, à l’exception de Godina, la plus serviable, du plus chétif, surnommé Godallet, héros animalier que le récit met en parallèle avec Ismaël, “ce gringalet qui a l’air d’un naufragé tout juste tiré de l’eau, avec des yeux inquiets de lapin apeuré“, en somme, deux antihéros. Ces sangliers possèdent leur propre mythologie. Ils vivent dans la crainte de la menace humaine, capable de les transformer en civet, et croient en une mystérieuse divinité, la Grande Laie Triste.

Comme quand il lui avait demandé d’où venait l’eau de pluie et qu’elle les avait fait asseoir autour d’elle et leur avait expliqué que la pluie, ce sont les larmes de la Grande Laie Triste, qui pleure parce que les petits rayés et les marcassins ne sont pas sages.

De même, quand la lune croît ou décroît, c’est, selon la cosmologie en vigueur dans le monde des sangliers, parce qu’elle est “à moitié mordue par la Grande Laie”.
En même temps, godall pourrait faire songer à Godot, ce personnage de Beckett auquel il est fait référence, sans qu’on ne le voie jamais. En attendant Godot demeure une des œuvres les plus emblématiques du théâtre de l’absurde, dont les représentants les plus fameux étaient Becket et Ionesco. D’ailleurs, le dernier mot, contenu dans l’explicit, appartient au sanglier Godallet, érigé en narrateur, et porteur de récits.
L’humour intervient en particulier quand un inconnu, qui menace Ismaël avec un pistolet réagit grossièrement aux tentatives d’explication du héros. Le contraste entre la révélation de la signification du palindrome, délivrée par un lettré, et sa réception par un homme obtus et armé s’avère particulièrement savoureux. Le terme palindrome lui-même subit quelques déformations, de palindrôle à palinquoi. L’auteur en tire un certain nombre d’effets comiques. L’Ismaël de Jaume Cabré, dont Godallet veut donner le nom à l’un de ses futurs marcassins, n’est pas un chasseur de baleines, comme le protagoniste de Moby Dick, mais un homme à la poursuite de ses rêves. La métaphore de la phalène, irrésistiblement attirée vers la lumière, traverse l’ensemble du récit.

Unanimement salué par la critique, Jaume Cabré est aujourd’hui considéré comme l’un des plus talentueux écrivains catalans. Avec Consumés par le feu, où l’extravagance le dispute à l’absurde, son retour à une forme littéraire qu’il avait provisoirement délaissée, confirme son talent de romancier.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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