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Jean-Luc Barré, De Gaulle, une vie volume I, L’homme de personne : 1890-1944, Grasset, 18/10/2023, 1 vol. (981 p.), 30€.

Peu de destins individuels auront marqué à ce point l’histoire politique de la France au XXe siècle que celui du général de Gaulle. Du désastre de 1940 à l’avènement de la Ve République, ses multiples vies publiques fascinent par leur ampleur épique et leur capacité à concentrer en un seul homme les espoirs et les foudres d’une nation entière.
Pourtant, en dépit des louanges et des outrages, des hagiographies et des pamphlets, une part de mystère entoure encore la figure du grand homme. Car derrière le personnage historique perce toujours l’énigme insondable de l’homme Charles de Gaulle. C’est tout le mérite de la somme biographique que lui consacre Jean-Luc Barré de parvenir à percer ce mystère.
Spécialiste reconnu de l’œuvre gaullienne pour en avoir dirigé plusieurs éditions de référence, Jean-Luc Barré, directeur des éditions Bouquins, bénéficie d’un accès privilégié aux archives du Général. Outre les fonds publics désormais accessibles aux historiens, l’amiral Philippe de Gaulle lui a en effet ouvert les documents personnels de son père conservés à la Boisserie, soit près de 100000 pièces. Une mine encore largement inexploitée, qui vient compléter les lettres, carnets et notes dont Jean-Luc Barré avait déjà assuré la publication intégrale dans la collection Bouquins en 2010.
Fort de ce matériau colossal, l’auteur réussit le tour de force de réunir l’intimité la plus secrète avec la geste la plus éclatante. Sa plume alerte navigue avec virtuosité de la correspondance familiale aux grands discours, des pensées intimes consignées dans les carnets aux échanges virulents avec Churchill. Prisonnier en Allemagne, amant contrarié d’une princesse polonaise, père éperdu devant le handicap de sa fille adorée : toutes les facettes de l’homme sont ainsi mises au jour, dans leurs forces et leurs aspérités. Elles font système avec le destin politique d’un visionnaire trop tôt incompris, habité par le tragique de l’histoire.
Au fil des 900 pages passionnantes de ce premier tome, le lecteur suit ainsi pas à pas l’élaboration patiente d’une destinée hors du commun, depuis les rêves de gloire martiale du jeune saint-cyrien jusqu’au statut de prophète, arme d’une France meurtrie en quête de sens. Entre les deux, la lente gestation d’une pensée iconoclaste portant déjà en germe nombre des grandes intuitions de l’homme d’État : la fin inexorable des empires coloniaux, la construction européenne, la réforme en profondeur de l’État et des institutions…
En replaçant avec un sens remarquable du détail chaque épisode déterminant dans son contexte, Jean-Luc Barré fait ainsi la démonstration éclatante de la remarquable cohérence qui sous-tend l’itinéraire du grand homme. Son analyse rigoureuse et exigeante, toujours appuyée sur les textes et les faits, parvient à réconcilier la figure historique avec les contingences infimes de l’existence. Elle redonne chair et vie à un destin d’exception trop souvent momifié par la légende. Voilà qui promet avec les deux tomes à venir une somme biographique définitive, à la mesure du personnage.

Un esprit frondeur prédestiné à sauver le pays

L’obsession de Charles de Gaulle pour le destin de la France remonte à l’enfance. Élevé dans une famille monarchiste encore meurtrie par la défaite de Sedan en 1870, le jeune Charles voue un véritable culte aux grands personnages de l’histoire nationale. La légende familiale raconte qu’enfant, lors d’une représentation théâtrale de L’Aiglon où Sarah Bernhardt incarnait le fils de Napoléon, le futur général aurait déclaré à son père : “Je serai soldat”.
Ce goût prononcé pour le théâtre n’est pas anodin : toute sa vie, Charles de Gaulle composera sa personnalité publique comme on interprète un rôle sur les planches. Un esprit rebelle et un caractère entier, le jeune Charles impose déjà sa singularité.
À quinze ans, dans une fiction scolaire intitulée Campagne de France, il imagine un certain général de Gaulle sauvant le pays de l’invasion allemande en 1930… Vision prophétique d’un destin qui le hante déjà. Car Charles de Gaulle entend réaliser le rêve contrarié de son père officier, celui de devenir un grand chef militaire. En dépit de résultats scolaires moyens, il choisit Saint-Cyr puis l’infanterie plutôt que les colonies, persuadé que c’est sur le sol national que se jouera l’avenir.
Affecté par hasard à Arras sous les ordres du colonel Philippe Pétain, le jeune lieutenant voue une admiration sans borne au héros de Verdun. De Gaulle aurait-il eu le même destin sans Philippe Pétain ? C’est une question importante que pose Jean-Luc Barré. Il en retiendra surtout l’art de l’insubordination : cet esprit frondeur qui n’hésite pas à remettre en cause les certitudes établies deviendra la marque de fabrique du capitaine de Gaulle.
Car la Grande Guerre brise net son ambition de gloire martiale. Blessé puis fait prisonnier dès 1914, il passe l’essentiel du conflit en Allemagne, à ronger son frein. Pire que l’humiliation, c’est pour lui le sentiment d’avoir manqué le rendez-vous capital avec l’Histoire.
Mais le jeune capitaine ne perd pas pour autant ses illusions de grandeur. Au camp de Trèves où il est interné, il donne des conférences remarquées à ses camarades de captivité, prophétisant déjà l’inéluctable chute du communisme ou critiquant les erreurs stratégiques des états-majors… Un trait de caractère s’affirme chez le prisonnier : l’assurance visionnaire du chef prédestiné.
De retour en France après l’armistice, Charles de Gaulle poursuit sa carrière dans une armée qui ne lui ménage ni égards ni amitiés. Hautain et frondeur, le jeune commandant irrite par son refus des compromis et ses théories novatrices sur les blindés ou l’aviation. Seul le maréchal Pétain lui conserve quelque affection. Il autorise le brillant conférencier à dispenser son enseignement critique à l’École de guerre, s’attirant l’hostilité générale de la hiérarchie militaire.
Mais très vite le fossé se creuse entre le vieux maréchal courtisan en quête d’honneurs et le jeune capitaine intransigeant. En publiant en 1937 “Le fil de l’épée”, violent réquisitoire contre le conservatisme de l’armée, de Gaulle signe définitivement son insolente indépendance intellectuelle. Désormais en marge du sérail, sa clairvoyance solitaire face aux périls à venir n’en est que plus aiguisée.

L'homme d'État en devenir

On connaît le combat solitaire mené par le colonel de Gaulle durant l’entre-deux-guerres pour tenter d’alerter vainement les responsables politiques sur le péril nazi et les faiblesses de l’armée française. Au sein d’un état-major sclérosé, sa clairvoyance visionnaire fait figure d’exception.
Mais Jean-Luc Barré révèle une facette méconnue de la pensée du militaire rebelle : une conscience très précoce des enjeux géopolitiques de son temps, qui confine souvent à la prescience.
Dès les années 1930, le séjour au Levant du commandant de Gaulle lui ouvre les yeux sur l’absurdité du système colonial. Dans un discours prononcé à Beyrouth en 1931, il n’hésite pas à enjoindre les nationalistes libanais à bâtir leur propre État, s’attirant la suspicion des autorités mandataires. Visiblement nostalgique de l’époque héroïque des Croisades, il n’en pressent pas moins le vent de l’histoire qui mènera les peuples asservis à leur émancipation.
Mais le tournant décisif survient avec la lâcheté des démocraties à Munich en 1938. Ce renoncement face à un Hitler qui n’en demandait pas tant, sonne pour de Gaulle comme un signal d’alarme. Déçu par la droite nationaliste qui cautionne l’abandon de la Tchécoslovaquie, il commence à envisager une Europe des nations, garante de l’indépendance française entre les deux grands rivaux que sont l’Allemagne et l’URSS.
Paradoxalement, cet officier issu d’un milieu conservateur montrera également très tôt des vues étonnamment progressistes. Lorsqu’en 1940 son chef d’état-major interdit à Georges Boris, juif et socialiste, l’accès à son cabinet, le Général le rabroue sèchement : “Je ne connais que deux catégories de Français : ceux qui font leur devoir et ceux qui ne le font pas“.
Cette transcendance des particularismes au nom de l’intérêt supérieur de la nation annonce déjà la vision universaliste qu’il mettra plus tard au service de la République. Contre vents et marées, le Général poursuit obstinément sa mue qui fera de lui le plus grand homme politique français de tous les temps.

Le sens du tragique

Lorsque la débâcle de 1940 précipite la France dans l’abîme, quelque chose en Charles de Gaulle semble avoir attendu ce moment. Comme si toute une vie n’avait été qu’un long prologue avant le face-à-face avec le destin.
Seul en effet le 18 juin, celui que ses compatriotes moquent volontiers comme doux dingue ose braver l’opprobre général. Dans une BBC hostile, devant un micro poussiéreux, il lance son appel insensé à poursuivre le combat. La légende est en marche.
Rien ne prédisposait le soldat à un tel acte de bravoure solitaire. Rien, si ce n’est une sensibilité exacerbée au tragique de l’histoire. Nourri de Corneille ou de Péguy, de Gaulle voue un véritable culte aux héros de Plutarque.
La Première Guerre mondiale aurait dû être son baptême du feu. Au lieu de quoi la captivité allemande brise net cet élan romanesque. Le capitaine en ressortit animé d’un esprit de revanche : désormais habité par une rage rentrée, fruit de l’humiliation d’avoir manqué le rendez-vous crucial avec le destin.
Dès lors, la flamme intérieure qui brûle en lui ne demande qu’à embraser le monde. Visionnaire incompris dénonçant le péril nazi, stratège génial prônant l’aviation et les blindés, il talonne en vain les plus hauts responsables politiques pour les secouer de leur apathie. En pure perte.
Alors, lorsque la débâcle survient, effroyable et grandiose, le soldat solitaire est prêt pour son heure de gloire. Au mépris de la hiérarchie, il rejoint Londres et un exil qui aurait pu briser des tempéraments moins trempés. Mais le Général n’est pas homme à tergiverser. Contre Churchill qui fulmine, contre Roosevelt qui raille le hâbleur, l’intransigeance devient son seul mode de survie. Dans l’adversité la plus totale, il trouve les ressources de son inébranlable ténacité.
Car le sens du tragique habite ce mystique de la nation, qui se sent investi de porter à bout de bras le destin meurtri de la patrie. Sous le fracas de l’histoire en marche, sa verve incantatoire transcende la déréliction commune. Par la magie fulgurante de son verbe, il redonne chair et consistance au vieux rêve d’une France éternelle.
Porté par un messianisme qui frôle parfois la démesure, Charles de Gaulle insuffle à son peuple désemparé une étincelle d’espoir. Par la grâce jupitérienne d’une rhétorique emphatique, il réveille chez des Français prostrés la part d’éternité qui sommeille en leur âme. À ceux qui voudraient renoncer, il rappelle le sens du devoir et de l’honneur. Sous les oripeaux usés de la République, il drape à nouveau le manteau rutilant de la grandeur.
Quand Paris est enfin libéré en août 1944, la ferveur populaire qui salue le général en sauveur et libérateur prend des allures de sacre posthume. L’homme du 18 juin est devenu figure christique, descendue des cimes de la légende pour ramener au bercail les brebis égarées. Mais qui percera un jour l’ultime mystère de cet être de refus et de combat, de certitude et de doute, de puissance visionnaire et de solitude abyssale ?

Naissance d’un mythe national

Avec ce premier tome foisonnant, couronné par le prestigieux Prix Renaudot de l’essai, Jean-Luc Barré signe une biographie définitive du général de Gaulle, à la mesure de son sujet. Par un patient travail de reconstitution historique appuyé sur des sources inédites, il parvient à une saisie globale et documentée du personnage dans toute sa complexité.
Loin des portraits figés ou des contre-vérités, l’auteur restitue ce qui fait l’essence de son héros : un esprit de résistance chevillé au corps depuis l’enfance, une intransigeance fondée sur des convictions intimes indéfectibles, un sens tragique de l’histoire mêlé d’une confiance inébranlable dans le destin de la France. Surtout, il réaffirme avec force ce que d’autres ont occulté : la remarquable cohérence d’une pensée dont la clairvoyance confine souvent à la prescience.
Car derrière la statue du père fondateur plane toujours l’ombre immense de l’homme d’État visionnaire. Sur bien des sujets, ses mises en garde lointaines résonnent avec acuité dans le monde d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse de l’Europe, de la Russie, du Moyen-Orient, des rapports Nord-Sud ou de bien d’autres défis contemporains, les intuitions gaulliennes gardent une pertinence et une modernité saisissantes.
À cet égard, le mérite de Jean-Luc Barré est double. En revenant aux fondamentaux de la pensée gaulliste, il libère la parole de l’icône des instrumentalisations mémorielles. Surtout, il rappelle que le message du grand homme, en dépit des aléas de l’histoire, n’a rien perdu de son actualité. Au-delà du récit biographique, cette somme monumentale a toutes les allures d’un manuel de prospective appliquée aux temps troublés que nous traversons.

Avec les deux tomes à venir, Jean-Luc Barré nous promet de poursuivre l’exploration en profondeur de cette figure tutélaire. Gageons que de nouvelles perspectives s’ouvriront, qui permettront de réconcilier l’héritage mythique avec les défis du présent. En ces temps de doute, cette plongée passionnante dans l’itinéraire d’un grand Français porté par une inaltérable confiance en l’avenir nous offre, par ricochet, un viatique des plus stimulants.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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