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S’il est un aspect qu’on retient de l’œuvre de Dino Buzzati, c’est qu’il fut l’écrivain des rêves et des illusions perdues, d’une vie où le temps qui s’écoule nous rapproche de l’ultime échéance. Il redoutait la laideur de la vieillesse et ne la connut pas. Il souhaitait mourir d’un infarctus lors d’une descente en ski. Mais, comme son père avant lui, il fut victime d’un cancer du pancréas et mourut à soixante-cinq ans en 1972.

Alexis Salatko, scénariste et écrivain à l’œuvre prolifique, saluée de nombreux prix littéraires, va endosser le costume de l’illustre auteur dans les derniers mois de sa vie. Et, dans une narration à la première personne, revisiter son existence.

De Buzzati, que connaît-on de son œuvre intense de romancier, dramaturge, essayiste… ? On pense à l’ouvrage culte, Le Désert des Tartares, paru en 1940, roman mondialement salué comme un chef-d’œuvre. Il a été popularisé par son adaptation cinématographique par Valério Zurlini en 1976, avec Jacques Perrin dans le rôle du lieutenant Giovanni Drogo. On pense au K, recueil de nouvelles, grand classique des lectures au collège…

Mais sait-on qu’il fut toute sa vie à partir de l’âge de dix-neuf ans, journaliste à Milan au Corriere della Sera, le grand quotidien italien d’informations ? Il en gravit, un à un chaque échelon, de la rubrique des « chiens écrasés », à reporter sur les lieux de faits divers, correspondant de guerre sur les cuirassés ou, en Éthiopie, journaliste sportif pour le football, l’escalade, le vélo ou l’automobile ; pour finir critique d’art sur la plus remarquée des pages du Corriere.

Car ce fils de famille bourgeoise cultiva toute sa vie, parallèlement à l’écriture, deux passions, le sport et la peinture… Jeune, il ne vit que pour l’escalade « Grimper, plus haut, toujours plus haut, jusqu’aux neiges éternelles » et consacre ses loisirs à gravir les sommets des Dolomites.

Passionné d’art, il l’est aussi : « Jusqu’à l’âge de trente ans, je n’avais d’yeux que pour la peinture de la Renaissance toscane : Botticelli, Piero della Francesca. Puis la révolution surréaliste est passée par là et je m’étais passionné pour l’art moderne, Klein, Delvaux, Tanguy, de Chirico… » C’est au Corriere qu’il apprit réellement à écrire et il cumula les deux fonctions de journaliste et d’écrivain, pendant la période de la montée du fascisme et la guerre, comme son collègue et aîné, Curzio Malaparte, sans adopter les positions radicales de ce dernier.

Le premier chapitre du livre est édifiant. Il s’agit, pour le narrateur d’un cauchemar, mais il se révèle une allégorie de ce que fut la période du fascisme italien. Nationalisme, populisme, culte du chef, le Duce, ascension et chute finale…

Dans l’anecdote, Dino n’est pas grand-chose sinon « la plume » mot, oh combien, polysémique ! Sa supposée indulgence pour Mussolini lui valut maintes critiques après-guerre sans que sa fonction soit remise en question. Il le reconnaissait : « Je manque de caractère, j’ai besoin d’un cadre rigide pour me sentir fort. » Et d’ailleurs, la plus grande partie de l’élite italienne s’était trouvée embarquée dans l’aventure mussolinienne.

Dans le livre d’Alexis Salatko, cette discrétion, voire cette indulgence, sur les dérives d’un régime, lui est reprochée par le personnage de Fausta, la jeune scientifique qui l’accompagne dans la dernière enquête qu’il se voit confier en tant que reporter de terrain.

Il vient juste d’obtenir le diagnostic qui le renvoie à une mort prochaine. Surmontant ses réticences, il a accepté ce qui doit être pour lui la dernière mission. Et le voilà embarqué dans une aventure oscillant entre fantastique et réalisme, ses carnets de croquis en main. Car il ne note pas, il dessine !

L’a-t-il rêvée, l’a-t-il vécue ? L’inventivité de Salatko fait de Buzzati condamné, une sorte de Sherlock Holmes mâtiné d’un soupçon d’Indiana Jones, précipité au cœur de la Calabre, dans la ville d’Attesa (l’attente en italien) au cœur d’un monde étrange et figé dans le temps. Entre d’étranges rencontres, il aura le temps de méditer, sans pour autant trouver les réponses : « Attesa ville miroir, ville mouroir, ville grimoire, tout là-bas ne me parlait que de moi… Tout me ramenait à ma mort, à cette éternité dont je me demande si elle est d’étincelles ou de suie… ».

Le roman d’Alexis Salatko pourrait paraître profondément pessimiste au lecteur, mais il ne l’est pas, tout au plus parfois mélancolique. S’effaçant derrière Buzzati, il écrit en associant le rêve et la réalité dans une forme d’autobiographie romancée. L’étrangeté nous interpelle, elle crée l’attente. Sa plume nous restitue si bien la douceur de la Toscane, le décor grandiose d’étranges galeries souterraines ou le vol d’un bien curieux corbeau blanc survolant Milan !

Il dessine les contours d’un homme complexe, écrivain talentueux et grand journaliste, artiste lui-même, qui se livre à l’introspection, et médita sur le sens à donner à la vie puisque la fin en est inéluctable. Il en goûta la beauté et en interrogea le mystère sans le découvrir. Mais l’impressionnante œuvre littéraire et artistique qu’il nous lègue prouve qu’il donna du sens à la sienne.

Et la découverte de La dernière énigme de Dino Buzzati, par son originalité, son humour discret, son érudition, et la vivacité du style, donne grande envie d’explorer celle d’Alexis Salatko, si ce n’est déjà fait !

Chronique de Christiane SISTAC

Salatko, Alexis, La dernière enquête de Dino Buzzati, Denoël, 05/01/2022, 1 vol. (177 p.), 17€

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