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Christian Jacob (Trad.), Denys le Périégète – La description de la Terre habitée, Les Belles Lettres, 05/04/2024, 262 pages, 25 €.

Les Belles Lettres nous offrent une nouvelle édition revue et mise à jour de La description de la Terre habitée de Denys le Périégète ou d’Alexandrie (IIe siècle de l’ère commune), commentée et analysée par Christian Jacob. Il faut souligner que l’éditeur préféré des férus francophones de culture classique nous gâte en venant compléter de plusieurs ouvrages, dont celui-ci, un ensemble comportant notamment les précieuses traductions et (ré)éditions de la Géographie de Strabon.

L’ouvrage préparé par Christian Jacob comporte, outre une introduction générale très éclairante : sa traduction du texte de Denys d’Alexandrie accompagnée d’un appareil critique conséquent et utile à la compréhension du lecteur ; une introduction et la transcription de la traduction de Bénigne Saumaise au XVIe siècle accompagnée d’un appareil critique et d’un indispensable glossaire ; une introduction et une traduction d’extraits de l’édition revue et corrigée au XVIIIe siècle par Edward Wells. A cela s’ajoute la carte d’Ératosthène reproduite en double page. Ce travail considérable nous aide à mieux comprendre la diversité de ce que recouvrait le terme “géographie” dans l’Antiquité grecque puis romaine. Car si Strabon précède historiquement Denys d’Alexandrie, le second ne pouvant ignorer le premier, cela montre combien la géographie antique et ses écrits sont divers, visent des usages différents, mais comportent aussi des soubassements conceptuels communs. Dans le cas du Périégète, la dimension éducative ou culturelle, voire philosophique ou spirituelle, semble prendre le pas sur d’autres objectifs.

La Périégèse ou la géographie comme exercice spirituel

Comme pour Lucrèce, le choix d’une forme poétique versifiée du texte semble avoir été l’un des facteurs majeurs de survie de l’écrit (14). Mais cela n’était sans doute pas la préoccupation première de Denys. Son objectif premier était d’offrir à son lecteur le support écrit et mémorisable d’un voyage, plus précisément d’un parcours « complet » du monde. Et ce voyage avait possiblement un objectif que nous qualifierions aujourd’hui de “culturel” ou “éducatif” : mémoriser une description du monde connu pour être capable de mobiliser cette connaissance à des fins plus sociales que pratiques. Mais la dimension spirituelle et philosophique semble également très prégnante. En effet, le texte de Christian Jacob (l’introduction générale, en l’occurrence) fait écho à celui de Pierre Hadot (Qu’est-ce que la philosophie antique ?) quand il évoque le “point de vue des dieux” ou encore le “voyage en esprit” (en référence à Maxime de Tyr). Cela ne peut que nous engager à faire le rapprochement avec l’exercice dit du “regard d’en haut” examiné et décrit par Pierre Hadot. D’autant que l’auteur évoque un point de fuite d’ordre tout à fait spirituel : “une extase contemplative où le philosophe peut à volonté s’envoler et parcourir l’univers” (25).
Ainsi, nous pouvons nous interroger sur la vraie nature du texte de Denys. Ce n’est de toute évidence pas une “Géographie” au sens d’Eratosthène ou de Strabon ni une “enquête” à la façon d’un Hérodote ou d’un Pythéas. Il s’agit plutôt d’un support de méditation philosophique, un support d’exercice spirituel au sens de Pierre Hadot. En effet le poème de Denys en 1187 vers, une fois “pratiqué”, devait permettre de convoquer aisément à sa conscience une vue, voire une visualisation, de l’ensemble du monde connu des Anciens et tel qu’ils se le représentaient. Cela devait permettre au lecteur ayant “mémorisé” le poème de parcourir le monde mentalement à tout moment et sans doute, une fois l’image mentale construite à l’aide du texte de Denys, dans le sens et à l’échelle voulue.
Un tel exercice mental relève de toute évidence du concept d’”exercice spirituel” proposé par Pierre Hadot. Sa pratique pouvait permettre d’accentuer et d’entretenir la conscience d’être, en tant d’individu humain, une parcelle d’un “Tout” beaucoup plus vaste mais délimité (le monde des Anciens est en quelque sorte “insulaire”) ; “Tout” qui dépasse les facultés d’action et d’expérience directes de l’être humain, sauf à l’embrasser mentalement. C’est ainsi un moyen de dépasser ou du moins de relativiser l’auto-centrage de la vision du monde que chaque individu tend à construire. La dimension philosophique ou spirituelle paraît là évidente.
Cette périégèse devient alors un exercice spirituel propre à soutenir l’admiration du philosophant devant l’ordre du monde (68) et donc à stimuler sa conscience du “Tout” ou à la raviver à volonté. Cette capacité offre la possibilité de ranscender l’échelle de l’individu humain, de changer l’échelle de sa conscience, ce qui ne peut que mener à considérer différemment les événements et les vicissitudes de la vie quotidienne et personnelle, à en alléger le poids et l’importance. Il y a là la possibilité d’une émancipation de la conscience humaine du carcan de l’échelle de l’expérience sensorielle immédiate. Ce en quoi on peut soupçonner, en effet, une influence stoïcienne que Christian Jacob avance pour d’autres raisons, complémentaires du reste : les modalités des rapports entre les Hommes et les Dieux (67). En examinant la conception des/du dieu(x) qui ressort du poème de Denys, Christian Jacob fait un rapprochement avec l’Hymne à Zeus de Cléanthe.
Lier la description de l’ordre du monde habité par les Hommes au Dieu (puisque c’est lui, Zeus, qui sort l’Ordre du Chaos), c’est en effet s’inscrire dans une conception stoïcienne qui a pris le dessus dans l’Empire (comme l’illustrent de nombreux cas allant de Sénèque à Marc-Aurèle, dont Denys a été partiellement contemporain). En tout état de cause, ce n’est pas tant une géographie que propose Denys qu’un poème géographique, une périégèse, qui est la base d’une “géosophie”», une sagesse tirée de la conscience de notre condition d’habitant(s) de la Terre.

L’art de mémoire au service de cette géosophie ?

Tout ceci n’est compréhensible qu’à l’aune d’un art de mémoire très au-dessus de tout ce que nous nous imaginons usuellement de nos jours. La dimension mnémotechnique est d’ailleurs évoquée par l’auteur dès le début de son texte (10-11). Cette question mnémotechnique, comme techné (ἡ τέχνη) contribuant à la vie philosophique, est une évidence dans l’Antiquité. On la trouve partout et parfois très explicitement comme dans le cas des préconisations d’Epicure qui écrit ses abrégés pour permettre à ses amis-élèves d’embrasser facilement tout le champ du réel ou tout un champ de connaissances. Lui aussi insiste sur l’importance de la mémorisation, non pas tant pour répondre à des questions érudites que pour “voir à volonté” : c’est en fait la conscience qu’on réveille, en tant que conscience du monde à toutes les échelles et dans toutes ses dimensions. L’objectif de mémorisation est explicitement signalé par Denys (105) et sera confirmé par Bénigne Saumaise (205) quatorze siècles plus tard : la culture classique garde des soubassements fermes qui ont traversé les millénaires, l’art de mémoire en fait partie.
Cet art de mémoire repose depuis l’Antiquité sur les facultés de visualisations (27) et l’entraînement de l’imagination (32) car il faut permettre à l’esprit de “voir” ce qui n’est pas présent (29) ou ce à quoi on ne peut être présent, ou encore tout ce à quoi on ne peut être présent de façon simultanée, en tout cas dans un court laps de temps : c’est-à-dire le “cosmos”, le monde. D’où cet exercice spirituel que Christian Jacob appelle, aussi justement que poétiquement, le “voyage en esprit” (26). Celui-ci, pour être possible, a sans doute été précédé de l’élaboration mentale d’une carte – par la médiation de la géométrie – afin que le lecteur, disposant de ladite carte, puisse sans cesse et instantanément “voyager par le monde” (25, 31) en pensée, élargissant ainsi sa conscience sinon à l’univers entier du moins à tout ce que l’exercice de ses facultés lui permet de saisir. Ensuite et sur cette base était probablement associée une représentation mentale des paysages des différentes parties du monde, sur un mode plus pictural (40), voire pittoresque pour être “frappant”.
L’œuvre de Denys a traversé les siècles et on en trouve la continuation dans l’œuvre Bénigne Saumaise (1560-1640) que nous présente et que transcrit Christian Jacob. La réinterprétation de la Description du Périégète à la Renaissance semble éloigner le texte original de ses intentions premières. Mais elle est d’un intérêt évident pour qui s’intéresse à la circulation et à l’influence des idées à l’échelle des siècles. Le texte s’allonge ainsi de cent trente pourcents et prend une tournure très poétisée selon des procédés qui parfois étonnent. En tout cas, ce noble bourguignon, inconnu par ailleurs, semble ignorer les travaux du Gymnase Vosgien et son intégration de la “thèse de Vespucci” (ce qui donna lieu à la production du Planisphère de Waldseemüller, 1507) alors que le manuscrit est achevé en 1583 d’après Christian Jacob. Mais ignore-t-il ces développements récents de la connaissance géographique du monde (134) ou bien cela lui est-il indifférent ? L’œuvre de Saumaise est essentiellement une réécriture et une amplification du poème de Denys. Ce qui le guide c’est probablement la fascination de l’Antiquité (143), si attendue pour son époque, et non une sorte de réinvention du texte en grec ancien et en y intégrant les nouvelles connaissances de son temps comme le fera Edward Wells un peu plus d’un siècle plus tard ; et que nous présente utilement l’auteur.

"Habiter le monde" ou la mise en perspective des modes de vie contemporains

Dans le poème de Denys, on ne trouve nulle trace de dimension cosmographique : le poète antique se concentre sur les espaces terrestres habités (35). Cette dialectique tacite de l’”habité” et de l’”habitable”, nous l’avons déjà évoquée dans notre chronique sur l’ouvrage que François Herbaux a consacré à Pythéas, chez le même éditeur. Elle apparaît dans l’analyse que nous propose Christian Jacob, par exemple à propos des Scythes et des limites de l’habitable (52). Les gradients de l’habitable sont, en outre, plus ou moins liés à un gradient de civilisation ou d’humanité (versus une sauvagerie, voire une régression vers l’animalité : 53). Ce lien entre habitabilité et civilisation s’incarne in fine dans la valeur accordée à l’agriculture et aux rapports que les différents peuples sont supposés entretenir à celle-ci. L’agriculture est, dans cette vision antique véhiculée par Denys, la marque de la civilisation. Si cela a l’inconvénient de rejeter le nomade dans la sphère sinon du barbare ou du sauvage, du moins dans celui du non-civilisé, cela en dit peut-être long aussi sur nous-mêmes ; nous (les Modernes) qui avons inventé une “agriculture barbare” qui transforme la surface terrestre en une abstraction, un simple support neutre, productif par l’effet des moyens mécaniques et chimiques, ignorant tout des écosystèmes et du concours vertueux de multiples processus biophysiques pour que la Terre nous apporte ses fruits. Derrière ce nihilisme contemporain se cache une dénégation de la vie et du vivant qui est source de bien des dangers pour l’Humanité.
Le concept sous-jacent au poème de Denys comme à la géographie de Strabon, c’est l’œkoumène (et la chora), ce champ terrestre des spatialités humaines, de l’habité et de l’habitable. Ce champ-là a à voir intimement avec un “bien vivre” individuel et collectif qui est au cœur de la plupart des écoles philosophiques de l’Antiquité. Car habiter le monde a toujours été et reste indissolublement un enjeu contemporain (collectif) et un exercice spirituel (individuel).
Plusieurs thèmes montrent cette prégnance de l’œkoumène dans cette pensée géographique héritée des Anciens. Ainsi du thème de la variété des pays (nous dirions aujourd’hui des territoires) et des êtres (populations humaines, mais aussi animaux) qui est mis en avant dans le texte de Denys. Mais aussi celui de la variété des climats sous lesquels peuvent vivre les hommes ou qu’ils peuvent explorer. C’est ainsi que l’on recroise la Thulé de Pythéas (97), avec laquelle François Herbaux nous a si bien refamiliarisés récemment, quatre siècles après le glorieux marseillais et son traité perdu De l’Océan (de même chez son rénovateur anglais, Edward Wells : 255-256). Et là encore, au seuil du Siècle des lumières, Thulé est synonyme de limite ultime et symbole des bornes de l’œkoumène, signant la préoccupation permanente de deux mille ans de géographie : la Terre habitée ET habitable par et pour l’Humanité. Cette idée géographique antique retrouve, à l’ère du changement bioclimatique, une pertinence que les Modernes croyaient s’être à jamais dissoute sous l’effet du choc de la puissance technologique humaine. La lecture de l’ouvrage de Christian Jacob nous aide judicieusement à reprendre ou à poursuivre cette méditation si nécessaire à notre temps.

Chroniqueur : Zénon de Côme

zenondecome@orange.fr

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