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Antonio Scurati, La politique de la peur, traduction de l’italien par Nathalie Bauer, Les Arènes, 05/09/2024, 103 p., 15,00 €.

Dans La Politique de la peur : Manifeste contre le populisme et pour la démocratie, Antonio Scurati – que nous venons de récompenser par le Prix Mare Nostrum – scrute avec une acuité implacable les mécanismes à l’œuvre dans la montée du populisme contemporain. S’appuyant sur une profonde connaissance de l’histoire du fascisme italien – dont il a offert une exploration magistrale dans sa tétralogie romanesque M. –, l’auteur dissèque les stratégies, les rhétoriques et les postures qui permettent aux leaders populistes d’aujourd’hui de séduire les masses, d’instrumentaliser leurs peurs et de menacer les fondements de la démocratie.

Le populisme, un spectre qui hante le XXIe siècle

Un spectre hante le XXIe siècle : le spectre du populisme. À travers le monde, des leaders aux discours simplistes, aux promesses faciles et aux postures outrancières conquièrent le cœur des électeurs. Ils prospèrent sur les décombres d’un monde complexe, globalisé et désenchanté, où les certitudes anciennes s’effondrent et les repères traditionnels vacillent. C’est dans ce contexte fébrile – qui rappelle de manière troublante celui des années qui ont précédé la montée des fascismes en Europe – qu’intervient la réflexion pénétrante d’Antonio Scurati.
La Politique de la peur, comme le suggère son titre sans équivoque, est une mise en garde. Un manifeste qui, derrière la menace immédiate représentée par les leaders et les mouvements populistes, révèle un danger plus profond : la « superstition fasciste » qui hante notre imaginaire politique et sape les fondements de la démocratie. En explorant l’héritage mussolinien – qu’il a longuement disséqué dans sa tétralogie romanesque M. –, Antonio Scurati éclaire les ressorts profonds, les schémas rhétoriques, les stratégies et les postures qui font écho à travers l’Histoire et qui, sous des formes renouvelées, menacent aujourd’hui la stabilité des régimes démocratiques.

Le fascisme comme prisme : déchiffrer le code populiste

Plutôt que de céder à la tentation de la comparaison facile – souvent réductrice – entre le fascisme du XXe siècle et le populisme du XXIe, Antonio Scurati adopte une approche plus subtile. Le fascisme italien, qu’il a exploré avec une profondeur remarquable, lui sert de prisme, de grille de lecture pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la montée des populismes contemporains. : l’étude du fascisme, n’est pas une exploration d’une relique du passé, mais une autopsie du présent. S’il ne s’agit pas de superposer mécaniquement les figures de Mussolini et des Trump, Orbán ou Le Pen, le fascisme offre un cadre d’analyse pertinent pour identifier les résonances, les continuums et les convergences qui traversent l’Histoire.
À partir de cette analyse historique et comparative, Antonio Scurati dresse un répertoire des principes et des techniques qui caractérisent le populisme « souverainiste », héritier direct du mussolinisme : la personnalisation autoritaire du pouvoir, la réduction du complexe au simple, le dédain pour le Parlement et les institutions démocratiques, l’usage de la violence symbolique et l’exploitation systématique des peurs collectives.

La séduction des masses : l’art de mener en suivant

Au cœur de la réflexion d’Antonio Scurati se trouve l’analyse des stratégies qui permettent aux leaders populistes de rallier les masses et de conquérir le pouvoir. L’auteur décortique le concept de « mener en suivant », révélant un leader qui, loin de s’imposer comme un guide visionnaire marchant à la tête de ses troupes, se fait l’interprète, l’amplificateur et le manipulateur des humeurs, des colères et des angoisses de la foule. Voilà qui ressemble à s’y méprendre à la rhétorique du Rassemblement National ! Le leader populiste ne donne pas d’ordres, mais se fait l’écho des ordres déjà présents dans l’esprit de la foule. Un véritable ventriloque de la peur, qui s’empare des cris et des chuchotements qui parcourent les rues, les bars, les réseaux sociaux – et les transforme en une parole politique percutante. Une parole fondée sur la colère, sur le ressentiment, sur la peur de l’étranger et sur la nostalgie d’un passé idéalisé. La politique de la peur est en effet la seule qui fonctionne à l’ère des masses. Elle est facile à mettre en œuvre, immédiatement compréhensible et extraordinairement efficace.
Antonio Scurati analyse la dimension théâtrale du populisme, la mise en scène permanente d’une lutte manichéenne entre le « peuple », entité homogène et idéalisée, et « l’élite », dépeinte comme corrompue et déconnectée des souffrances du peuple. Il pointe le rôle clé des médias – notamment des réseaux sociaux – dans cette dramatisation du discours politique et dans la propagation d’une rhétorique simplificatrice qui s’accommode peu de la complexité du monde et des nuances.

Démocratiser la peur : de l’identification à la haine

L’un des aspects les plus troublants du populisme réside dans sa capacité à « démocratiser » la peur, à la transformer d’une émotion individuelle en un sentiment politique structurant. Antonio Scurati décrit ce processus comme une sorte d’alchimie macabre, où la peur – initialement dispersée et impalpable – est concentrée, amplifiée et orientée vers des cibles spécifiques. L’auteur montre comment le leader populiste, tel un pyromane, attise les braises du ressentiment, identifie des ennemis et cristallise les angoisses collectives en une haine explosive et violente.
C’est la dernière phase de cette transformation de la peur : l’identification de l’ennemi, explique Antonio Scurati. Une fois que la peur est devenue collective, qu’elle s’est transformée en panique, il faut la focaliser sur un objet précis : le bouc émissaire. Et cet ennemi c’est bien sûr l’envahisseur étranger.  C’est donc le rôle du leader populiste de le désigner à la foule. Le choix de l’ennemi – qu’il soit réel ou imaginaire – est déterminant dans la construction du récit populiste et dans la légitimation des actions politiques.
L’immigré, le musulman, le mondialiste, le banquier, l’intellectuel (nouvelle cible à abattre quand il n’est pas sympathisant d’extrême droite)  : autant de figures spectrales, amalgames d’angoisses diffuses que le leader populiste utilise pour construire sa propre légitimité, pour fédérer ses partisans et pour justifier sa politique autoritaire.

Mais l’espoir persiste

Dans un monde secoué par les crises et laissé en proie à ses peurs, la tentation de céder aux simplifications séduisantes du populisme est grande. Le travail d’Antonio Scurati dans La Politique de la peur nous rappelle pourtant qu’il est possible – et nécessaire – de résister. L’Histoire n’est jamais écrite d’avance, et c’est à nous qu’il incombe d’empêcher le retour des démons du passé, de sauvegarder le légataire fragile et précieux de la démocratie.
Le livre d’Antonio Scurati n’est pas seulement une mise en garde. C’est aussi un appel à l’action, une exhortation à la lucidité et à l’engagement, un vibrant plaidoyer pour la démocratie libérale et pour les valeurs d’humanisme qu’elle incarne. Car la peur est contagieuse, mais l’espoir l’est aussi. À nous de faire le bon choix, afin de pas connaître un désastre en 2027. Nous sommes passés si près en juin 2024…

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