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Hélène Calvez, La sainte et l’assassin, Erick Bonnier, 22/02/2024, 248 pages, 21,00 €

Tolède, Creuset d'Intrigues et de Savoir Occulte

Hélène Calvez nous transporte avec une maestria saisissante au cœur du XIIe siècle, dans un monde où la foi embrase les âmes et où la raison se heurte aux mystères de la Création. Tolède, creuset bouillonnant de savoir et de spiritualité, sert de toile de fond à La Sainte et l’Assassin, un roman captivant qui met en scène une confrontation fascinante entre Avendeuth, traducteur érudit et empoisonneur renommé, et Hildegarde de Bingen, abbesse mystique et guérisseuse.
Avendeuth, le « Prince des Ténèbres » comme il se nomme lui-même avec une ironie mordante, se meut dans les méandres de la foi avec la froideur analytique d’un alchimiste. Mandaté par l’archidiacre de Tolède, un homme d’Église aussi puissant qu’ambitieux, il entreprend un voyage périlleux à travers le Royaume Romain pour dérober à Hildegarde le secret d’une langue inconnue, censée détenir la clé du Paradis. Sa quête, nourrie d’un scepticisme profond et d’une ambition aussi vénéneuse que les potions qu’il concocte, le conduira à une confrontation inattendue avec la sainte et, surtout, avec les abysses de son propre être.

Le poison de la raison : démasquer les illusions du divin

Avendeuth est un personnage fascinant, produit d’un monde où la connaissance se nourrit des ombres. Lettré érudit, traducteur des œuvres d’Avicenne, il excelle dans l’art de décrypter les secrets de l’âme humaine, les faiblesses, les ambitions cachées, les désirs inavoués. Ce savoir, il le met au service d’un art sombre : celui du poison. Maître incontesté dans ce domaine, il orchestre ses crimes avec une précision chirurgicale, laissant derrière lui un sillage de morts inexpliquées, impunis.
« Je suis le Maître des poisons« , affirme-t-il avec une arrogance glaciale, convaincu que la raison peut démanteler les illusions du divin. Face aux miracles d’Hildegarde, il déploie une logique implacable, réduisant chaque manifestation du surnaturel à un savant assemblage de ruses et de manipulations.
La guérison d’Arnold, le moine paralysé, terrassé par un mal mystérieux ? Avendeuth, fort de son expertise, décrypte la mise en scène. « Nul ne peut songer qu’Arnold a été empoisonné« , observe-t-il avec un rictus narquois, « puisqu’il est à l’extérieur du monastère et qu’Hildegarde gît impotente dans son lit. Vois-tu tout le génie de cette femme ! » La sainte, exploitant la faiblesse du frère convers, a distillé un poison subtil, un mélange de mandragore et de jusquiame, plongeant sa victime dans un état de faiblesse propice à la suggestion. La guérison miraculeuse n’est qu’un leurre, le résultat d’une machination savamment orchestrée.
L’exorcisme de Beldis, la femme possédée, hurlant des paroles incohérentes, secouée de convulsions ? Avendeuth, là encore, démasque la supercherie. « Il s’agit de délivrer une femme de la possession du démon« , ironise-t-il, décortiquant pour l’abbé Ambroise, dépêché à son chevet, les mécanismes de la manipulation. Un long jeûne imposé, des prières incessantes, des flagellations publiques, autant de techniques éprouvées pour briser la volonté, affaiblir le corps et faire croire à l’expulsion du démon. Le remède miracle n’est qu’un écran de fumée, un voile commode pour masquer la manipulation.
Sa vision du monde, dépouillée de toute spiritualité, rappelle la lucidité implacable d’un Machiavel décryptant les jeux de pouvoir. Il scrute les âmes comme on examinerait les composants d’une potion, identifiant les faiblesses, les ambitions cachées, les désirs inavoués qui se cachent derrière les masques de la piété. « Les hommes sont devenus fous de l’art magique », cite-t-il, reprenant les mots d’Hildegarde elle-même, pour mieux souligner la crédulité et la fragilité des âmes face à l’illusion du surnaturel.
Hélène Calvez, à travers la voix acérée d’Avendeuth, nous livre une critique incisive de la religion, de ses dérives, de son emprise sur les esprits. Le lecteur est confronté à une vision dérangeante, cynique, mais d’une lucidité percutante. On pense à l’intransigeance d’un Voltaire dénonçant les superstitions, à la critique acerbe d’un Diderot face aux dogmes religieux.
La fascination d’Avendeuth pour la langue inconnue d’Hildegarde, censée détenir le secret du Paradis, prend alors une dimension nouvelle. Ne serait-ce pas l’arme ultime, le poison subtil qui lui permettrait de contrôler les esprits, d’asservir les âmes, de s’élever au-dessus de la masse des croyants crédules ? Sa quête se poursuit, nourrie d’une ambition dévorante, d’une soif de pouvoir qui le conduit sur un chemin périlleux, où chaque pas le rapproche des abysses de son propre être.

Le Mystère de la Sainte : entre ombre et lumière

Hildegarde de Bingen, abbesse mystique, se dresse tel un phare dans la nuit obscure du XIIe siècle. Hélène Calvez la dépeint non pas comme une figure hiératique, figée dans le dogme, mais comme une femme complexe, vibrante d’une énergie spirituelle aussi puissante qu’énigmatique. Ses visions, fulgurantes et imprégnées d’une symbolique foisonnante, semblent déchirer le voile du monde visible pour dévoiler les secrets de la Création.
Guérisseuse renommée, Hildegarde possède une connaissance profonde des plantes, des remèdes qui soignent le corps et apaisent l’âme. « La vraie lumière m’a instruite« , affirme-t-elle avec une conviction sereine, laissant planer le mystère sur l’origine de son savoir. Est-il le fruit d’une intuition mystique, d’une révélation divine, ou bien s’abreuve-t-il à des sources plus anciennes, plus occultes, que la raison d’Avendeuth ne peut concevoir ?
L’auteure nous immerge dans l’univers fascinant d’Hildegarde, ses visions, ses chants sacrés, ses écrits prophétiques, sans jamais chercher à les expliquer, à les rationaliser. Elle nous invite, à l’instar d’Avendeuth, à nous laisser troubler par son aura insaisissable, à ressentir la force de sa présence, l’intensité de sa foi.
La relation qui se noue entre l’empoisonneur cynique et la sainte visionnaire est l’un des points forts du roman. Avendeuth, obsédé par la langue inconnue d’Hildegarde, s’approche d’elle avec prudence, comme on approcherait une flamme mystérieuse, capable de consumer autant qu’elle éclaire. Il cherche à la décrypter, à la démasquer, persuadé qu’il trouvera une faille dans son armure de sainteté.
Hildegarde, quant à elle, semble le percevoir avec une clarté surnaturelle. Elle ne se laisse pas intimider par son cynisme, par sa logique implacable. Au contraire, elle le sonde avec bienveillance, dévoilant les blessures cachées de son âme, les doutes qui rongent son esprit. « Surgis du doute« , lui lance-t-elle, non pas comme un reproche, mais comme une invitation à se libérer des chaînes de la raison, à s’ouvrir à une autre forme de connaissance.
Hélène Calvez, à la manière d’un Dostoïevski, explore les tensions entre foi et raison, le combat intérieur qui se joue au cœur de chaque être humain. Elle nous confronte à l’ambivalence d’Avendeuth, tiraillé entre son désir de démasquer l’imposture et la fascination qu’exerce sur lui la sainte. Le lecteur est invité à s’interroger : Hildegarde est-elle une manipulatrice hors pair, une experte en suggestion et en poisons subtils, ou bien est-elle réellement guidée par une force divine ?
L’auteure ne donne aucune réponse définitive. Elle nous laisse naviguer dans le doute, nous immerger dans l’atmosphère mystique du récit, ressentir la puissance d’Hildegarde et l’attraction qu’elle exerce sur ceux qui l’entourent. On pense à la mystique flamboyante d’une Thérèse d’Avila, à la ferveur d’une Catherine de Sienne, à ces femmes charismatiques qui ont marqué l’histoire de la religion par la force de leur conviction et la profondeur de leur expérience spirituelle.
Le mystère d’Hildegarde, sa capacité à guérir, à prophétiser, à transcender les limites du monde visible, demeure entier. Le lecteur, à l’instar d’Avendeuth, est contraint de se confronter à ses propres croyances, à ses propres limites, face à une force qui échappe à toute explication rationnelle.

Le poison de la vérité

La Sainte et l’Assassin est bien plus qu’un roman historique. C’est une exploration des profondeurs de l’âme humaine, une réflexion sur la nature de la foi et la puissance de la vérité. Hélène Calvez, avec un talent remarquable, nous transporte dans un monde où le surnaturel s’invite dans le quotidien, où les frontières entre réalité et illusion se brouillent.
Le dénouement, bouleversant, que je ne dévoilerai pas ici pour préserver le plaisir de la découverte, nous confronte à une vérité qui transcende les catégories du bien et du mal. La Sainte et l’Assassin est une œuvre puissante et inspirante, qui nous invite à questionner nos certitudes et à nous ouvrir aux mystères qui nous entourent.

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