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Il est des personnes dont le destin est d’attendre, de subir, et de protéger. Isabelle Rimbaud est faite de ce bois. Cette petite sœur de l’extraordinaire et éphémère poète semble avoir vécu par et pour cet être incandescent, toujours en partance et malheureux.

La romancière québécoise Josée Marcotte lui consacre une fiction biographique, et il s’agit là d’un premier ouvrage entièrement consacré à la petite sœur d’Arthur Rimbaud. Il s’inscrit dans le mouvement de biographies parues récemment, qui s’intéressent aux membres de la famille Rimbaud-Cuif (Françoise Lalande, Madame Rimbaud (2014) ; David Le Bailly, L’Autre Rimbaud (2020), respectivement sur la mère et le frère du poète). Il fallait que l’on s’y intéresse enfin, tant cette figure est centrale dans le continent rimbaldien.

Josée Marcotte nous livre une biographie voulant cerner au plus près les sentiments d’Isabelle, qui semble regarder le monde sous un voile de tristesse, d’admiration et de piété chrétienne. L’auteure, qui semble faire corps et esprit avec elle, s’est appuyée sur de nombreuses sources, et particulièrement son importante correspondance. Les citations de ces lettres (ou d’autres documents), régulièrement intégrées dans le corps du texte en italiques, permettent de dévoiler la complexité de ce personnage. Le récit est composé de textes courts, qui saisit les instants importants ou révélateurs d’une vie assez brève et pourtant riche.

Isabelle est la cadette d’une famille sans père (parti peu après sa naissance), et dont le personnage central, à la fois terrible et aimant, est la Mère Rimb’, qui règne sur ses enfants en leur inculquant les valeurs catholiques de la bourgeoisie terrienne. Cette petite fille voit s’égayer, dans les rues de Charleville, ses frères ébouriffés, Frédéric et Arthur, ainsi que sa sœur très sage et fragile, Vitalie. Toute jeune, elle dessine et elle semble s’accommoder du monde qui lui est offert – ces horizons courts d’une provinciale, rythmée par les chants des sépulcrines et de la Bible à la tranche vert chou.
Elle voit comment la Mère érige en vertus cardinales la prière et la rente, l’absence de paroles superflues et le respect des morts. Surtout, elle voit partir ses frères, alors que s’agite le tumulte de la guerre de 1870. Frédéric, cette âme boiteuse qui ne trouve pas sa place, s’engage dans les armes. Arthur s’engouffre dans la béance exaltante de la poésie et s’en va, lui aussi, vers Paris, vers d’autres villes, vers l’ailleurs.

Sa sœur s’affaiblit et meurt à l’âge de 17 ans. Premier drame d’une vie jalonnée de tant d’autres. La voici seule avec sa mère, qu’elle observe en modèle, qu’elle écoute, qu’elle respecte. Leur temps se partage entre Charleville et Roche, la ferme familiale où il y a tant à faire. Les ciels sont bas, souvent, alors qu’elles attendent les deux frères. Frédéric revient au pays, mais rompt avec sa famille au moment où il souhaite se marier avec une fille de domestiques. Arthur est là par intermittence, il écrit dans le grenier au temps des moissons, il se repose de tant de marches et de déconvenues.
Un jour, il s’en va pour longtemps – vers Chypre, la Mer Rouge, Aden, l’Abyssinie. Les lettres envoyées en Ardenne sont courtes, souvent, et ne disent que trop peu sa vie là-bas. Isabelle se prend à rêver de le rejoindre – mais ce grand frère, qu’elle ne connaît pas, finalement, l’en dissuade. Elle reste – comme toutes les femmes de la famille, et elle attend.

C’est un autre drame qui va l’affranchir peu à peu de cette petite vie rangée. Arthur est malade. Il revient du Harar et, à Marseille, on l’ampute de la jambe. Sa fin, on le sait, est tragique. Il revient pour quelques semaines à Roche, lors de l’été 1891 où le temps était si mauvais. Là se noue une relation indéfectible. Isabelle le soigne et le réconforte. Il décide de repartir – loin, peut-être, de la Mère, qui ne sait pas l’aimer. Isabelle l’accompagne. À Marseille, il est admis à l’hôpital de la Conception, où il s’éteint à petit feu. Sa petite sœur est là, qui recueille ses dernières paroles. Elle affirme qu’à l’orée de la mort, il serait revenu à Dieu. Elle est le seul témoin de cela. À ce sujet, Josée Marcotte écrit prudemment que s’il était resté en Orient, il se serait converti à l’Islam. Dans cette chambre d’hôpital, Isabelle vit un des moments les plus importants de son existence : les soins à son frère, sa prétendue confession, et le projet d’édifier un mythe.

Vient alors, pour elle, le temps des découvertes : les textes d’Arthur, sa vie d’errance, sa rencontre avec Verlaine. Elle s’enquiert de ce qu’elle peut faire de cet héritage : la voici contactant les milieux littéraires parisiens, ferraillant contre de mauvaises éditions, réhabilitant farouchement et aveuglément la moralité de son grand frère.
Toujours soumise à l’autorité de la Mère, elle s’accorde tout de même le droit de s’accomplir. Un mariage, étonnant, va en effet lui permettre de trouver davantage d’autonomie. Un littérateur, sculpteur, peintre, ancien anarchiste, lui demande sa main : c’est Pierre Dufour, qui signe ses toiles avec un pseudonyme – Paterne Berrichon. Le couple qu’il forme avec lui va consacrer une bonne partie de son temps à réunir, classer, éditer les œuvres de Rimbaud, dans une logique toujours chrétienne et souvent falsificatrice. Elle rencontre Paul Claudel, qui lui dit son amour pour les poésies de son frère.
Vaillante femme, elle tente, après la mort de sa mère, de se réconcilier avec Frédéric, et de soutenir ses nièces et surtout son neveu, Léon, qui ressemble à Arthur.

Alors que s’approche le premier conflit mondial, la vie d’Isabelle s’assombrit. Son mari est souvent malade, elle-même souffre de la jambe (malédiction familiale), et Léon meurt brutalement, à l’âge de 26 ans. À Roche, elle voit le ciel rouge et menaçant, signe de guerre. Les combats se rapprochent, il faut fuir : dans des passages très réussis, Josée Marcotte raconte comment, avec Paterne, ils se réfugient à Reims, bientôt attaquée. La cathédrale est en flammes, les morts jonchent les rues. Ils parviennent à rejoindre Paris et apprennent que la maison de Roche est investie par les Allemands, qui en font le siège de la Kommandantur.
Le mal progresse. Isabelle est, comme son frère, atteinte d’un cancer incurable. Elle meurt en 1917, parmi les ruines de son existence et le chagrin de ceux qu’elle a aimés.

Il faut lire ce livre, qui renseigne davantage sur les tourments d’une femme que sur l’héritage littéraire et ses conséquences, en prenant garde toutefois à quelques erreurs géographiques ou factuelles qui ne nuisent pas à sa qualité. Il n’est pas utile d’en faire ici la recension, qui serait destinée davantage aux spécialistes de la Rimbaldie. En somme, Isabelle est un personnage de roman fin de siècle, traversant la vie et les drames. Une femme forte, toujours dans l’attente, l’espoir et la dévotion.

Marcotte, Josée, La sœur de l’Autre, Isabelle Rimbaud, Editions Hamac, 07/03/2022, 320 p. 22€.

Alexandre Blaineau

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