Marion Poirson-Dechonne, Ladislas Starewitch, Le magicien des marionnettes. Préface De François Amy de la Bretèque. L’Harmattan, Coll. Champs Visuels, mars 2024, 270 p., 26 €.
Bis repetita placent ! Ladislas Starewitch, Le magicien des marionnettes fait suite (tsariste) à Le mystère Starewitch, un imaginaire à la confluence de deux cultures, publié aussi chez L’Harmattan et chroniqué aussi sur Mare Nostrum. L’ensemble constitue une étude magistrale – l’auteure est agrégée de lettres modernes, docteure en arts et sciences de l’art et MDC-HDR émérite de l’Université de Montpellier III – sur le Magicien de Kovno. Le premier tome, comme l’intitulé l’indique, s’attachait à analyser l’héritage multiculturel et transnational, à la fois slave (russe) et européen (polonais et français), littéraire et ciné-marionnettiste, où le diable, les sorcières et les avatars animaliers fricotent aux frontières de deux mondes duels et populaires, religieux et superstitieux ; le présent tome s’attache aux choix thématiques et styles opérés par Starewitch dans l’animation, aux significations et techniques d’animation des marionnettes au cinéma.
Le contexte culturel et l’apport personnel de Starewitch
Ladislas Starewitch a tourné des films en prise de vue réelle, des hybrides mélangeant prises de vue réelles (PVR) et animations de poupées, puis a privilégié l’animation. Comment comprendre son goût pour la seule animation ? Les marionnettes à travers le théâtre russe sont un héritage de l’empire byzantin avec les Mongols venus de Chine et les artistes ambulants venus à Kiev aux XIIe et XIIIe. Pierre le Grand développa au XVIIIe les théâtres de marionnettistes et cet art fit partie intégrante de la culture russe. Mais elles faisaient aussi partie intégrante de la culture française et Annie Gilles rappelle dans son livre Images de la marionnette dans la littérature (1993) que Georges Sand évoque l’histoire d’un marionnettiste dans L’homme de neige (1858). Starewitch, dès son enfance, baigne dans l’atmosphère des spectacles de lanterne magique et, loin d’être un spectateur passif, se demande quels sont le fonctionnement et les techniques utilisés. La découverte des flips-books, livres dont les pages tournées rapidement donnent le pouvoir de l’animation, conforte son goût pour l’animation. En 1909, il s’essaie à l’animation en achetant une caméra et des pellicules et tourne un documentaire paysager (Sur le Niémen) puis deux documentaires animaliers (La vie de la libellule, Les scarabées) qui sont un double échec. Il décide alors de passer de la PVR à l’animation avec des scarabées morts (La Lutte des cerfs-volants, 1910). La technique du stop motion (ou animation pas-à-pas) s’avère un succès et lance définitivement sa passion pour l’animation. S’ensuivent les jouets, poupées, marionnettes, masques. Aux PVR s’ajoutent les trucages et Starewitch, par son génie créatif et sa gestion artisanale et familiale, va rivaliser avec Stuart Blackton, Émile Cohl, Segundo de Chomon, Charley Bowers, et devenir le Méliès de l’animation.
Le sacré, la mort et l’onirisme dans un monde animiste
On trouve la relation entre la mort et les marionnettes dans l’ouvrage collectif dirigé par Laurence Schifano, La vie filmique des marionnettes (2008). Dans l’introduction, l’auteure cite Dick Tomasovic : « Être animateur, c’est jouer avec les morts ». Rappelons qu’au tout début de sa carrière, le goût du morbide est très prononcé chez Starewitch qui tuait des scarabées pour pouvoir les filmer. Comme le précise Anaëlle Impe, la marionnette est souvent érigée en métaphore de la mort. On passe du théâtre des ombres au monde des ombres et ce n’est pas par hasard si bon nombre d’histoires de marionnettes s’animent la nuit. Les marionnettes de Starewitch relèvent d’un mode de fabrication particulier en recourant à des matériaux organiques : fourrure, cuir, cri, mettant en évidence la chair et la peau (détail supplémentaire, Marion Poirson-Dechonne rappelle que l’émulsion de la pellicule est en cellulose fabriquée à partir de fragments d’os). Le réalisme du réalisateur, féru d’entomologie, qui tata la taxidermie – il est le Jean-Henry Fabre du cinéma – va jusqu’à faire figurer la bave des animaux, exhiber des crânes en montrant les corps vivants et morts et mettre l’accent sur les coups et blessures infligées aux animaux. Son penchant mortifère vaut à Fétiche Mascotte (1933) d’être censuré afin de ne pas effrayer les enfants (la violence et l’érotisme seront brisés par ses différents producteurs réduisant son cinéma à un jeune public). Il est vrai que l’intitulé mascotte / masque renvoie à la sorcellerie et à l’envoutement et le fétiche au monstre africain. L’univers de Starewitch, proche de ceux de Luis Buñuel, Salvador Dali, Ian švankmajer, André Masson, renvoie souvent au rêve (Fétiche 33-12, 1933) à l’imaginaire surréaliste (Zanzabelle à Paris, 1947), au bestiaire mortifère (La reine de papillons, 1927), à l’érotisme et à l’humour (L’horloge magique, 1928).
La poétique et la poïétique ou la mise en abyme de l’animation
Le cinéma de Starewitch est souvent associé à la poésie. François Amy de la Bretèque s’intéresse à la forme versifiée de ses films qu’il classe en deux catégories : les films à vers qui existaient au préalable et les dialogues de vers écrits pour les besoins du film. Du fait de son éloignement de la réalité, le cinéma d’animation, plus que le cinéma en PVR, est le plus apte à restaurer le lien perdu entre l’image et la magie et érige un nouveau langage du signe et du sens. Le cinéma partage avec la poésie le désir de réactivation de la magie mais le cinéma d’animation de Starewitch vient redoubler l’idée de magie inhérente au 7e art avec ses diables et sorcières, le surnaturel et le féerique. À la poétique, s’ajoute, indissociable, la poïétique ou l’étude des conditions de la création d’une œuvre d’art. Starewitch, créateur plus que théoricien, joue beaucoup sur la réflexibilité et multiplie les séquences de spectacles, y compris ceux d’insectes ou d’animaux anthropomorphisés. Son cinéma repose sur la mise en abyme, déjà présente dans sa période russe dans La vengeance du ciné-opérateur (1912) qui spécularise le cinéma. Amour noir et blanc (1932) va plus loin et met en scène sous forme de marionnettes des stars du muet représentatives de genres cinématographiques : Charlot et le burlesque, Tom Mix et le western, Mary Pickford et le charme. Les yeux du dragon (1925), qui pourrait s’inspirer du mythe de Méduse, spécularise l’animation et joue sur la réversibilité avec l’inanimé et l’animé. Tout part de l’image fixe d’un vase dont les personnages s’animent le temps du récit qui conte justement la pétrification. La fin et le début se rejoignent et l’image qui s’anime redevient fixe. Poète de l’image, Starewitch a précédé Prévert, Cocteau, Pasolini, Paradjanov, avec une poésie plus visuelle que verbale, faite de métaphores, syllepses et tropes, mettant en abyme l’animation.
Les mots de la fin appartiennent à François Amy de la Bretèque, protohistorien du cinéma, préfaçant l’ouvrage : « Ce travail, bien loin du délire interprétatif, enrichit une œuvre qui mérite pleinement d’être sinon réhabilitée (elle n’en a plus besoin), du moins d’être envisagée à sa juste valeur ». Starewitch a inspiré de nombreux cinéastes : Tim Burton, Terry Gilliam, Hayo Miyazaki, Ian Svankmajer, Michel Ocelot, et préfiguré la scène culte avec l’animateur Willis O’Brien de King Kong d’Ernest Beaumont Schoedsack et Merian Coldwell Cooper de 1933. L’énorme travail de Léona-Béatrice Martin, la petite-fille de Starewitch, et de son mari François Martin – objets et marionnettes conservés, films restaurés et transposés en DVD, livres, revues et articles publiés – et celui de Marion Poirson-Dechonne, cinématographique, littéraire et historique, devraient inciter à de nouvelles vocations et travaux et recherches (et pourquoi pas en Russie où furent tournés les films des premières années). Il faut souligner le fait que le second tome est aussi – si ce n’est plus ! – passionnant que le premier.
Chroniqueur : Albert Montagne
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