Maria, Maria… La solitude était son lit, son oreiller et son drap… Parfois, toute la journée seule. La solitude ramasse l’âme… Oui. Sans cesse, sans cesse… La nuit vient sans bruit et le vent devient si vieux qu’i n’arrive pas même à soulever un seul cheveu… Même les corbeaux survolent l’île sur le dos pour ne pas attraper la solitude…
Je voulais, dans cette chronique, dire la langue exceptionnelle de Dimitri Bortnikov, son incroyable singularité, l’état d’étonnement dans lequel elle nous place lorsque nous la découvrons pour la première fois. Je voulais dire la ponctuation anarchique, la pagination originale, le charme que l’on éprouve à chaque page à être bougé dans nos habitudes de lecteur, secoué, malmené même. Je voulais surtout parler du rythme effréné de cette écriture, ses phrases saccadées, ses points d’exclamation surnuméraires qui font que l’on halète à la lire, que l’on s’essouffle à chaque phrase comme si l’on courait en le lisant, comme si l’on courait de la première à la dernière page dans une pente drue sans le pouvoir, ni le désir de s’arrêter jamais. Je voulais dire tout cela mais rien ne peut décrire ce que sont cette écriture et cette langue, la langue d’un auteur russe francophile et qui écrit désormais ses textes directement en français. Rendre compte de cette écriture est quasiment impossible alors donnons encore un peu à la lire :
Depuis toujours c’est l’ours qui était le barine dans la Taïga ! Toujours lui – le tzar ! Pas l’homme ! Jamais. Et puis c’est bien plus facile de rendre l’homme bête que l’ours communiste, ah ça- oh, que oui… !
Cette écriture flamboyante est mise au service de l’histoire de Maria, née frêle, chétive et nantie d’un pied bot au milieu des neiges septentrionales de l’immense Russie. Une enfant fragile à l’extrême dans un environnement naturel, social et politique qui ne pardonne pas la faiblesse, n’accorde crédit et vie qu’aux forts, ne se donne qu’aux dictateurs blancs ou rouges. Dans sa lointaine province glacée, Maria est d’abord une héroïne d’un quotidien dont la survie est le seul combat, que ses frères débiles vendront pour un panier rempli de poissons et pour qui le retour de chaque printemps est déjà une victoire. L’Histoire, la grande se déroule au loin et se manifeste sporadiquement dans la vie de l’enfant, la plupart du temps sous la forme d’une arrestation ou d’un massacre. Et puis le siècle devient fou, la Russie s’enflamme encore en éternelle suppliciée et la Maria héroïne de sa propre survie deviendra, au bout de ses innombrables voyages, une héroïne pour les autres, en l’occurrence pour un groupe d’orphelins perdus dans la furie de fer et de sang de Leningrad, jusqu’au sacrifice ultime.
Le feu de l’écriture de Dimitri Bortnikov, la glace de la Grande Russie, mariage pour le meilleur et pour le beau, au plus grand bonheur des lecteurs que nous sommes et à qui « L’agneau des neiges » permet d’accomplir un magnifique et grand voyage.
Alain LLENSE
contact@marenostrum.pm
Bortnikov, Dmitrij, « L’agneau des neiges », Rivages, « Littérature francophone », 18/08/2021, 1 vol. (286 p.) 19€ ; Epub : 13,99€
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