Pour son quatrième livre, Pierre Adrian continue d’explorer la poreuse frontière entre réalité et fiction. Le fait divers sauvage dont il s’empare nous plonge au cœur de l’Italie sulfureuse et violente des années 1970.
Le roman commence sur la même plage d’Ostie que “La Piste Pasolini”, plage honnie du narrateur. La même plage où l’écrivain-cinéaste trouva la mort. Sous le soleil de l’été, les corps s’échauffent, s’offrent au regard, se désirent. Raffaella et Maria Grazia sont issues des quartiers populaires de Rome ; Alberto, Gabriele, Luca et Matteo viennent des beaux quartiers. Les unes et les autres ne fréquentent pas les mêmes plages ; ils ne vivent pas dans les mêmes mondes. Leurs routes vont pourtant se croiser.
Sans voyeurisme, “Les Bons garçons” nous entraîne dans ces vies de jeunes étudiants romains, leurs premiers émois, les premiers projets. Nous les observons à distance, sans psychologie naturaliste. Nous pourrions être dans un scénario, avec une économie de moyen qui peut surprendre dans un roman. La seule allégorie mythologique qui vient soutenir le récit renvoie au festin de Circé, l’enchanteresse qui transforma en pourceaux les compagnons d’Ulysse. La morale, elle, est absente, aussi bien dans les faits racontés que dans la narration.
Il n’y a pas de suspense, pas d’attente. Le lecteur pressent dès le titre qu’il s’agit d’une antiphrase. Le talent de Pierre Adrian tient pourtant le lecteur qui n’attend plus rien. Comme le spectateur d’un film d’horreur, il voudrait se cacher les yeux, espérant que le film, pour lui, va changer, mais qui continue à regarder quand même, à se délecter. Nous ne sommes pas dans une salle de cinéma, même si l’on pense évidemment à “Salò”, ni dans un film d’horreur. La tragédie, au théâtre classique, n’a pas besoin d’être obscène, tout se joue loin des regards. Un personnage vient rapporter ce qui ne pouvait être montré. L’écriture distanciée et froide du narrateur n’est pas de l’indifférence, mais le regard supposément neutre d’un objectif.
Quelle catharsis alors ? L’ombre de Pasolini se projette sur ce roman noir dont l’obscurité crue des faits ne cache pas la déchéance d’une époque. La dénonciation et la déliquescence d’une société décadente, condamnée par son propre consumérisme, ses idées rances, l’abandon d’une jeunesse aux images sur papier glacé et, surtout, à la télévision, contre laquelle l’écrivain italien bataillait quelques jours encore avant son assassinat, n’allument que peu d’étoiles dans le ciel de notre avenir. Fallait-il alors remonter à un fait divers italien datant de 1975 ? La plume incisive de Pierre Adrian ausculte comme la lame d’un chirurgien les origines du mal, d’une époque qu’il ne comprend pas bien, mais qu’il essaye de sauver, fusse malgré elle. Après tout, le ciel est “toujours plus bleu, toujours plus bleu”.
Adrian, Pierre, « Les bons garçons », Ed. des Équateurs, Équateurs littérature, 26/08/2020, Disponible, 1 vol, (266p.), 19,00€
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Auteur d’un nouveau roman en cette rentrée littéraire, Pierre Adrian a publié son premier livre en 2015, document intime du jeune auteur sur les traces d’un intellectuel engagé contre les apories de son époque et dont il finit par être la victime. Il y a quelques années déjà que j’avais lu des sonnets de Pier Paolo Pasolini (Poésie Gallimard), sans grande attention. Le cinéaste de “L’Évangile selon Saint Matthieu” ou de l’insoutenable “Salò ou les 120 Journées de Sodome” m’était plus connu. Qu’un jeune auteur, né en 1991, s’intéresse à Pasolini peut surprendre. Disons-le, l’étonnement du narrateur lui-même est perceptible vis-à-vis de sa propre passion, entre fascination intellectuelle et désapprobation morale (pour ne pas dire davantage). “La Piste Pasolini” est un bel hommage à un artiste parfois trop oublié ou restreint à quelques cases bien commodes.
Pour retrouver, pour sentir Pasolini, quarante ans après son mystérieux assassinat, le narrateur, se rend en Italie à la recherche des vestiges de son père spirituel. Il s’agit bien de s’inscrire dans une filiation, avec cette question obsédante : que reste-t-il de Pasolini aujourd’hui en Italie ? Quelques traces dans son Frioul natal, des proches déjà âgés, et une poignée de passionnés qui tentent d’entretenir sa mémoire.
Du Lido d’Ostie au quartier de l’EUR, du quartier étudiant romain aux terrains vagues qu’arpentaient le disparu, le narrateur déçu ou résigné à seulement marcher dans ses pas, enrichit son errance des compositions du poète ou de ses diatribes dans les journaux. La connaissance profonde du narrateur pour l’œuvre pasolinienne nous donne envie de suivre sa route et de le relire. Si la piste est depuis longtemps froide, Pierre Adrian nous prouve l’intérêt de relire Pasolini et nous le suivons dans la manière dont l’auteur s’est construit, à côté, contre, et dans le sillage du poète.
Adrian, Pierre, « La piste Pasolini », Ed. des Équateurs , Équateurs littérature , 01/10/2015, Disponible, 1 vol. (190 p.), 14,00€
Publié en 2017, le deuxième livre de Pierre Adrian poursuit l’exploration, entamée avec “La Piste Pasolini”, des limites du récit de voyage et de la fiction, et nous entraîne sur la piste des habitants d’une vallée pyrénéenne. Le titre : “Des âmes simples” qualifie-t-il les personnages que croise le narrateur ou l’ouvrage est-il un reportage “à propos” des âmes simples ? Peu importe. Le narrateur (nous n’osons dire l’auteur et pourtant) l’exprime : “L’imagination reste tout de même le meilleur viatique au présent” (p. 167). Le bleu froid et crépusculaire, brumeux, de la couverture, s’imprime aux pages de ce livre. Le narrateur séjourne jusqu’à Noël dans une abbaye au cœur des Pyrénées béarnaises, dans les pas du frère Pierre.
C’est lui, le personnage solaire, le sauveur d’âmes de cette vallée qui semble abandonnée des hommes, hors du temps, loin de l’agitation urbaine et de ses préoccupations (consommation, argent, vitesse). En sa compagnie et celle de quelques autres, nous partons à la recherche des derniers habitants, résistants résignés à l’effacement du temps.
Ce récit est une tête de Janus, l’une regarde vers le passé, l’autre vers le présent. Il y a ce fil d’Ariane ténébreux que nous suivons depuis “La Piste Pasolini”, celui de la dénonciation d’une époque écœurante dans sa “vacuité matérielle” (p. 179). Par allusions et minuscules indices, le narrateur dévoile davantage quelques-unes de ses interrogations intimes, dans une société qu’il vomit. “Boulimique, je vis condamné à recracher ce que j’ai vu”, avoue-t-il. On retrouve la mystique, l’imaginaire, si ce n’est la martyrologie chrétienne qui culmine avec “[…] la joie aussi est une douleur”. Il ausculte les malaises d’une société sans foi qui cherche pourtant, parfois, à croire.
Et puis, il y a quand même ce style admirable, beauté lumineuse dans le labyrinthe du monstre. L’écriture est la foi qui semble sauver le narrateur. “Croire peut ne durer qu’un instant.” Il n’y a pas qu’un intérêt eschatologique dans son expérience narrative. Avec des mots choisis, sans jugements, Pierre Adrian nous blesse de l’autre. Et il nous fait du bien. Sa recherche, sa confusion, ses doutes, ses rejets sont les nôtres. Il nous emporte dans une fable moderne, c’est-à-dire sans morale : avec lui, nous la cherchons encore.
Adrian, Pierre, « Des âmes simples », Ed. des Équateurs, Romans, 05/01/2017, Disponible, 1 vol. (190 p.), 18,00€.
Marc Decoudun
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