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Une « inquiétante étrangeté » baigne le premier roman de Pierre Testard. La traduction du célèbre Unheimlich freudien, s’adapte à merveille à la Rome crépusculaire et caniculaire qui lui sert de décor. Le premier chapitre donne le ton. Dans le faubourg somnolent et décati de Pigneto, aux faux airs de village, le narrateur cherche l’adresse d’une certaine Ada Boetti dont il a répondu à l’annonce en ligne : “Elle cherchait un colocataire qui pourrait garder un œil sur son appartement lors de ses absences, le plus souvent improvisées. En raison de ces contraintes, elle ne demandait qu’un loyer modeste”. Le jeune homme se trompe d’immeuble, s’effraie d’une main fugitivement aperçue dans l’ombre de la cage d’escalier, descend dare-dare les marches jusqu’à la rue où il croise la route d’un mystérieux individu en haillons, circulant sur une bicyclette à l’ancienne et dont les cheveux gris tombent jusqu’au sol. L’onirisme de Magritte croise ici les perspectives surréalistes d’un Giorgio de Chirico…

Du narrateur, jeune homme désœuvré à la sensibilité exacerbée, nous ne savons pas grand-chose. Loin d’imposer sa personnalité et ses propres souvenirs, il se contente d’être le discret réceptacle de la mémoire des autres et se passionne notamment pour l’histoire de la famille Boetti dont il occupe le logement de la fille, Ada. Cette dernière ne paraît qu’à la nuit tombée, après souvent plusieurs jours d’absence. Elle s’installe dans un fauteuil et se met à parler de son enfance “tantôt comme d’un tapis moelleux, tantôt comme d’une tache qui ne s’efface pas”. Le narrateur l’écoute, nuit après nuit et se laisse hypnotiser par son flot de paroles. Ada dépeint par petites touches ses parents, Patti, coiffeuse dans le quartier populaire de Garbatella et Sandro, réparateur de bicyclettes. Il est aussi question de son frère Angelo, et surtout de la mystérieuse Lou Tamma, fantasque amie de la famille. À l’intérieur du récit d’Ada se retrouvent ainsi enchâssées les histoires rapportées par cette dernière, savoureuses anecdotes de ses pérégrinations à travers l’Europe et des multiples métiers qu’elle a exercés : cuisinière en France, voleuse à l’étalage à Turin, dame pipi en Autriche, pour finir artiste peintre à Rome dans un atelier situé au dernier étage d’un ancien immeuble fasciste…
Le roman de Pierre Testard se construit comme une audacieuse mise en abyme de différentes strates de récits. La Rome narrée d’Ada se confond ainsi petit à petit avec celle sensiblement expérimentée par le narrateur :

Elle avait ainsi réveillé les souvenirs incertains de mon premier passage ici et j’avais sans doute, en l’écoutant attentivement, laissé peu à peu sa mémoire se confondre avec la mienne.

Aussi, lorsque Ada lui annonce qu’elle compte s’installer durablement dans l’appartement et qu’elle n’a plus besoin de ses services, le narrateur, qui ne s’attendait pas à un tel épilogue, quitte brusquement Rome pour le sud de l’Italie, tel un drogué cherchant à se sevrer d’une addiction devenue obsédante. Mais les longs mois à vivre par procuration la vie de la famille Boetti ont laissé une empreinte indélébile dans son esprit. De Naples, il s’envole pour Londres, à la recherche d’Angelo, le frère d’Ada. Grâce aux indices disséminés par cette dernière au fil de ses récits, il pense pouvoir le retrouver et renouer ainsi avec ces récits dont il a été privé :

Dans les jours suivants, je n’allais cesser de confondre des passants avec Angelo, uniquement parce qu’ils avaient quelques traits communs avec l’image que je me faisais de lui et que cette image était en moi, parasite.

Les enfants Boetti illustre à merveille le pouvoir de fascination des mots et la façon dont on peut se laisser happer par la vie des autres. Avec ce premier roman très maîtrisé, Pierre Testard entraîne son lecteur dans un voyage envoûtant dans les méandres de l’esprit et de la mémoire.

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Jean-Philippe Guirado

Testard, Pierre, Les enfants Boetti, Actes Sud, 02/02/2022, 1 vol. (158 p.), 18,50 €.

 

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