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En 2023, la République de Turquie célébrera ses 100 ans d’existence. En effet, le pays est né sur les cendres de la Première Guerre mondiale, lors de la signature du traité de Lausanne, mettant fin aux dix siècles de l’Empire ottoman (fondé en 1299). Le premier président Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) s’est efforcé de créer un État occidentalisé, en laïcisant les institutions turques. La journaliste Anne Andlauer, qui vit en Turquie depuis une décennie, interroge dans son essai La Turquie d’Erdoğan le changement de trajectoire radical pris par le régime depuis 2014, qui s’apparente de plus en plus à une ‟démocrature”. Le portrait qu’elle dresse de Recep Tayyip Erdoğan est celui d’un ‟hyperprésident” conservateur qui dirige l’AKP (le parti de la justice et du développement au pouvoir depuis 2002) ainsi que l’État d’une main de fer. Ce dernier gouverne au moyen de décrets présidentiels, au détriment du principe démocratique de la séparation des pouvoirs. Nous sommes désormais loin des ambitions d’occidentalisation d’Atarürk. L’originalité de ce livre est de ne pas être une simple biographie de l’actuel président. À l’issue de 15 années de reportage dans tout le pays, l’auteure, s’appuyant sur de nombreux témoignages, aborde ‟neuf thèmes ou événements qui ont marqué l’actualité turque des dernières années et ont, pour la plupart, fait l’objet de débats en France et en Europe.” Parmi ceux-ci : la liberté de la presse, le droit des femmes, l’adhésion à l’Union européenne, l’immigration des Syriens, la reconversion de Sainte Sophie en mosquée…

L'ère du repli sur soi

Au début des années 2000, lorsque l’AKP arrive au pouvoir, la population ainsi que la communauté internationale ont beaucoup d’espoir sur l’ouverture démocratique de la Turquie : l’adhésion à l’Union européenne semble imminente, les relations avec les Kurdes s’apaisent. Mais en 2021, les discours ont changé, la Turquie est entrée dans ‟l’ère du repli sur soi” après un changement radical dans la politique du gouvernement. Les libertés sont mises à mal ; le pays occupe la 153e place sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse (Reporters Sans Frontières, 2021). Les dirigeants des principaux médias sont en effet pour la plupart liés au pouvoir. Une grande partie de la presse sert donc de levier à Erdoğan. Le président aime à rappeler que le vote des femmes a été précoce en Turquie (1934), bien avant certaines démocraties européennes qui bloquent pourtant l’accès à l’Union européenne. L’auteure contrebalance ce discours en évoquant la faiblesse du nombre de femmes turques siégeant au parlement aujourd’hui (17 %). Erdoğan s’est également désengagé d’une convention concernant la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes, traité qui, ironie de l’histoire avait été signée… à Istanbul en 2011. Dans bien des domaines, la Turquie semble en effet régresser sous l’action de son dirigeant. En atteste la remise en cause du droit à l’avortement, pourtant légal depuis 1983.

Un régime totalitaire

Plus récemment, le régime turc a pris un virage autoritaire en raison de l’émergence de divers courants protestataires en Turquie. En mai 2013, à Istanbul, des manifestants engagent un mouvement social de grande ampleur. À l’origine il s’agit de protester contre la destruction du parc Taskim Gezi, haut lieu symbolique dans la longue histoire turque, afin de reconstruire une caserne de l’ère ottomane. Très vite, les manifestations se multiplient dans les grandes villes du pays et les revendications s’élargissent pour viser le gouvernement et sa politique liberticide. Les autorités dénombrent jusqu’à 2,5 millions de manifestants de sensibilités politiques très diverses. Les forces de l’ordre reçoivent l’ordre d’attaquer la foule. Au total, la répression provoque des milliers de blessés et d’arrestations ainsi que sept morts. Mais l’armée, garante de la laïcité en Turquie, a aussi remis en question le régime actuel. Les Occidentaux se souviennent des images du coup d’État des 15 et 16 juillet 2016, organisé par une partie de l’armée turque, notamment les attaques aériennes du palais présidentiel d’Ankara. Les putschistes justifient leur passage à l’acte en se présentant comme les défenseurs des droits de l’homme et des libertés mises à mal par Erdoğan. Au-delà de son caractère spectaculaire, cet événement révèle la complexité des rouages de la politique intérieure turque. Dans les années 1980, l’armée, l’administration, l’éducation sont infiltrées par le mouvement islamiste du prédicateur Fethullah Gülen. L’AKP s’est appuyé sur ses partisans afin de purger l’armée des élites kémalistes. Mais en 2013, les relations entre l’AKP et le mouvement de Gülen se sont refroidies. Ankara accuse cette ‟structure parallèle” d’être à l’initiative du putsch. Aucune preuve à ce jour ne permet de valider cette thèse. Le coup d’État a néanmoins permis au pouvoir un ‟grand nettoyage”, légitimé par l’état d’urgence. Des fonctionnaires, des militaires, des magistrats, des journalistes sont poursuivis, arrêtés et menés en justice. Le putsch ainsi que l’alliance de 2015 avec l’extrême droite (le parti MHP) de Devlet Bahçeli, permettent à Erdoğan de proposer par référendum la réforme constitutionnelle de 2017. Cette dernière met en place un régime présidentiel par la suppression du poste de Premier ministre.

Sur le plan international, le régime instrumentalise l’histoire, en particulier celle du prestigieux Empire ottoman. Ankara rêve d’être une puissance régionale de poids. De fait, la politique étrangère turque se révèle active et unilatérale ces dernières années : interventions dans le Haut Karabakh, en Syrie, en Libye, mais aussi en Méditerranée en s’opposant à la Grèce et la République de Chypre. Mais en réalité sa puissance reste limitée, les discours ne suffisant pas à rivaliser avec le rayonnement de la Sublime Porte.

Une jeunesse en quête d'avenir hors de la Turquie

La Turquie d’Erdogan, présente un tableau complexe de la société turque, assez partagée sur la politique de l’hyperprésident et de l’AKP. Erdogan n’obtient pas une adhésion complète à sa politique. Loin de la propagande officielle, l’auteure constate notamment que la jeunesse turque se désintéresse de la politique nationale. Beaucoup de jeunes sont en quête d’un avenir hors des frontières de la Turquie, en Europe ou aux États-Unis. Récemment, les urnes remettent aussi en question la politique du président. En juin 2019, l’AKP a subi un échec lors des élections municipales dans les deux plus grandes villes du pays : Istanbul et Ankara, face au parti d’opposition (CHP) fondé par Ataturk, allié pour la circonstance aux ultranationalistes du Bon parti (IYI) et au parti pro-kurde (HDP : parti démocratique des peuples). Anne Andlauer termine son ouvrage par cette citation d’un grand romancier Yaşar Kemal (1923-2015), défenseur des droits des Kurdes et des minorités de Turquie :
‟La femme avait parlé. On ne meurt pas de désespoir, une fois qu’on a parlé. Mais si quelqu’un ne parle pas et s’enterre en soi-même, ça finit mal.”
Tirées du roman Mèmed le Mince, ces paroles, riches d’enseignement sur la liberté d’expression, permettent à l’auteure d’apporter une note d’espoir pour la Turquie et ses 83 millions d’habitants, dont ‟beaucoup sont ouverts au dialogue”, loin des discours sclérosants du régime.

Andlauer, Anne, La Turquie d’Erdoğan, Editions du Rocher, 19/01/2022, 260 p., 19,90€

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