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Ahmed Tiab, l’auteur de Vingt stations, a également signé une série policière dont fait partie ce roman au titre glaçant, Pour donner la mort, tapez 1, qui associe les internautes à une tentative de meurtre. L’action se déroule dans la banlieue de Marseille, où des adolescents désœuvrés, fascinés par les vidéos d’exécutions de Daech, décident de mener le djihad dans leur propre quartier, en programmant des meurtres. Parallèlement, le commissaire Frank Massonnier enquête sur une affaire de drogue, ignorant que sa fille, qui vit mal le divorce de ses parents et le coming out de son père, s’y trouvera mêlée. Car il n’y a pas si loin, de l’adolescente des beaux quartiers aux jeunes de banlieue, partagés entre désespoir, dégoût et rébellion, même si la naïveté de l’une se heurte au cynisme des autres. Le livre décrit avec réalisme le quotidien de la banlieue, ses trafics, sa violence, et la montée progressive de l’islamisme. Lotfi, le policier arabe, se trouve confronté aux préjugés de ses voisins qui voient en lui un traître, mais aussi de sa famille et surtout de sa mère qui, à la suite d’un cancer, après avoir subi l’ablation de ses deux seins, tire sa fierté d’avoir accompli le pèlerinage à La Mecque.

Lotfi éprouvait les plus vives difficultés face aux religions, mais il pouvait comprendre qu’on puisse croire en un dieu. Il repensait à sa mère qui, après avoir fait le pèlerinage à la Mecque et qui vivait une pratique religieuse apaisée sans que cela ne l’ait aidée à devenir plus tolérante, plus compréhensive à l’égard de son propre fils. Son père n’était pas pratiquant ; il demeurait cependant incapable d’émettre la moindre opinion tranchée sur la question, tiraillé entre l’hermétisme de sa femme, ses filles surmenées et sa culture d’origine.

Ahmed Tiab porte un regard nuancé sur cette banlieue qui marque une rupture entre générations et communautés. Les figures qui évoluent dans le roman présentent une variété de trait, sans être forcément manichéennes. Entre la jeune fille qui refuse de se voiler, le jeune converti et radicalisé, les petits dealers, la jeune rebelle de milieu bourgeois, et les policiers issus de milieux différents, il décline une gamme de portraits qui tente d’aller au-delà des clichés et de la généralisation. Ainsi, cet imam peu attrayant physiquement, avec « sur son visage maigrelet et glabre quelques boutons dont les sommets purulaient, son « teint cireux des rats de bibliothèque », ses « verres fond de bouteille » et sa « minuscule touffe de poils noirs faisant office de barbichette » qui le fait ressembler à un Malcolm X blanc, parle parfaitement le français et l’arabe littéraire, et fait preuve d’une tolérance et une intelligence inattendues, aux antipodes de l’extrémisme imaginé par Lotfi.

Le livre met l’accent sur le quotidien des policiers, la relation qui les unit et les difficultés qu’ils affrontent. C’est l’intériorisation des personnages qui les rend attachants, et échappe aux stéréotypes.

Cette nuit-là, Frank ne trouva pas le sommeil. Il gambergeait à plein régime et la boule d’angoisse se faisait de plus en plus grosse dans son ventre. Il se fi spectateur de la danse folle des insectes qui jouaient à se brûler les ailes autour d’une ampoule dénudée, fixée à l’extérieur et dont il n’arrivait jamais à se rappeler où était l’interrupteur… La métaphore de l’insecte qui se brûle les ailes en s’aventurant trop près du bulbe incandescent le fit replonger dans l’angoisse. La proximité de cette affaire avec sa fille le rendait nerveux et il fit de gros efforts pour se retenir de l’appeler plusieurs fois durant sa nuit blanche, craignant d’être rabroué et de paraître ridicule.

Cette humanité fait la force des personnages d’Ahmed Tiab. Ses policiers portent en eux leurs failles, leurs blessures, tout comme ces jeunes perdus de banlieue. La dimension sociale y intervient constamment, dans un contexte où l’on peut facilement basculer, où les jeunes subissent une déshumanisation infligée par les écrans, où la mort devient une sorte de jeu. Il met l’accent sur les contradictions religieuses :

C’est étrange, personne ne dit rien sur la came. Concernant l’alcool, le cochon, les femmes, c’est clair. Mais pour les drogues, il y a un flou. On dirait que c’est toléré. Y’a pas de risque. Figure-toi que nos meilleures ventes dans la cité, on les fait pendant les longues soirées de ramadan. - Je croyais que c’était interdit de fumer ! - Pas après le coucher du soleil. Je te le dis, aucun problème avec la drogue.

D’une écriture vive et efficace, le livre, qui nous permet d’appréhender les sentiments des différents personnages, met l’accent sur la violence des cités. Le suspense du récit tient le lecteur en haleine. Une série à suivre.

Tiab, Ahmed, Pour donner la mort, tapez 1, Ed. de l’Aube, 17/02/2022, 1 vol. (256 p.), 11,90€

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Chroniqueuse : Marion Poirson

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