Aucune route ne mène à Machado. Le temps ici n’est pas le même qu’ailleurs, non », c’est sur ces phrases qu’Ange, l’un des multiples narrateurs des Nuits prodigieuses, ouvre le bal d’un roman choral et polyphonique. Bien que le toponyme Machado ne figure sur aucune carte, on imagine aisément l’endroit à la frontière des deux territoires, l’espagnol et le français. Comme dans Le Fiancé du feu, son premier roman, Éva Dézulier nous plonge dans la guerre civile de 1936, tragédie qui se solda, comme on sait, en 1939 par la victoire des rebelles putschistes menés par le général Franco. La Retirada a forcé à l’exil un demi-million de personnes, dont le grand-père maternel de la romancière. Tous ces hommes et ces femmes ont franchi les Pyrénées pour échapper à une mort certaine. Comment oublier le sort du grand poète andalou Federico Garcia Lorca exécuté en août 1936 à quelques kilomètres de Grenade par la répression franquiste ?
Machado, un monde clos
Ange, un berger qui sait à peine lire, passe ses journées seul avec son troupeau. Il lui arrive aussi de descendre dans la plaine et d’en remonter chargé de paniers de provisions pour son couple de patrons : M. Bartimée, l’éternel furieux, et sa femme Livia, une âme que tourmente le péché et qu’obsède sa purification. Dans la fameuse nuit où Ange entre au bar du Velo Polvorose, un fugitif espagnol le charge d’une mission pour le moins déroutante : c’est l’ingénieur républicain Guillermo, qui, sûr de la mort qui l’attend, lui confie avec la plus grande discrétion, en l’appelant camarade, un étrange paquet contenant cinq planches. Il lui donne également sa montre, le « ventre brillant du temps » et le charge de réaliser sa machine à aimer :
J’ai conçu les plans, mais je n’ai pas eu le temps de construire la machine à aimer : c’est à toi, mon ami, mon bon ange, de le faire, de réunir les pièces nécessaires, de les assembler, et de l’apporter à mon fils. […] Je ne serai plus là pour le chérir chaque jour de sa vie et je ne veux pas que Tomas manque d’affection. Tout repose sur toi, mon ami !
la machine à aimer et sa sacrée mécanique
Pour se procurer les pièces nécessaires à la « sacrée mécanique » de la machine projetée par Guillermo, Ange est obligé de commettre une série de petits larcins : « Bielle, coulisse, ventricule, cristallin, timbre, anche, sabot, piston, quartz déstabilisé, bissel, clé de roue, régule, foliot, attrape, contre-attrape … » Forcé de négliger quelque peu son travail, il s’attire les foudres de son patron, lequel finit par voir clair dans son jeu et fracasser la machine assemblée. Ange, désespéré, croit que tout est perdu, mais la voix d’un Guillermo guilleret se veut rassurante. Ce n’est pas en effet la macabre fin à laquelle il est condamné qui l’empêche de se manifester épisodiquement tout au long du roman et de superviser l’aventure de sa machine, qui apporte aux uns amour et félicité et délivre aux autres folie et mort.
Ange cède la place à d’autres narrateurs des deux sexes – citons Livia, Hostien, Isidro et Eugenia. Tout ce monde se relaie pour relater la vie à Machado et l’obsession qu’exerce désormais l’étonnante machine sur les esprits chauffés à blanc. Les chiffres symboliques balisent le roman comme pour l’ancrer davantage dans un monde de secrets, de superstitions et de légendes. Les clandestins, des républicains qu’on a attrapés, sont au nombre de huit, chiffre symbolisant l’énergie sans fin qui anime des hommes à l’existence cabossée aspirant à un monde meilleur. Hostien, qui rend à aux autorités franquistes ce qu’il qualifie de « rebut de l’Espagne », est à la tête de sa patrouille de trois soldats, chiffre qui figure l’approche de la totalité du monde et de ses arcanes. Ce représentant obtus de l’autorité « … ne connaît des réfugiés que les contours de leurs silhouettes fuyant dans le noir, les cris dans une langue étrangère, les visages fermés, les mains aux fers. » Quant aux quatre sœurs, Ada, Ida, Zelna et Folinda, elles incarnent la plénitude de la réalité et se relaient pour narrer à Ange une drôle de fable. Elle met en scène Llorin, un homme chargé de deux paniers, l’un, à droite contenant toute la sagesse, l’autre, à gauche, toute la folie. Que prédisent-elles pour le berger des âmes ? La folie ou bien la grande sagesse ?
La nuit des chemins dangereux
Le furieux Bartimée a beau mettre la machine en pièces, elle passe d’une main à l’autre sans rien perdre de son étonnant pouvoir de fascination. Après Livia, Hostein, Nuria et Eugenia, elle disparaît on ne sait où. Selon Livia, elle demeure au village où le double déluge, d’eau et de feu, les deux éléments bibliques et purificateurs par excellence, doit la faire basculer dans le néant. Le roman se mue alors en méditation sur l’amour, sur une Terre habitée par la religion, et un ciel d’où Dieu est absent ou refuse de parler. De péripétie en péripétie, et il y en a, Ange le berger, l’idiot du village, se révèle plus sage que le légendaire Llorin. Une nuit, sur des chemins dangereux, il accompagne Eugenia, grosse de l’histoire de tous les exilés du monde, dans son voyage vers la plaine, pour se perdre dans la vaste terre de Dieu :
Je pense souvent aux millions de pas de tous les clandestins qui ont façonné ces chemins de hasard et d’adieu. J’ai parfois l’impression qu’ils sont là, tout autour de nous, et qu’ils nous accompagnent, quand le vent soupire.
Après Le Fiancé du feu, son premier roman autobiographique, Éva Dézulier lâche cette fois la bride à la fougueuse cavale de son imagination pour s’aventurer dans un univers merveilleux peuplé de forces – réelles ou imaginaires – capables de transformer « la bassesse en grandeur, et la faute en offrande ». Elle nous offre avec ses Nuits prodigieuses un roman très attachant sur les affres de l’exil et les délices que verse à foison l’amour de l’humanité.
Née en 1989 à Toulouse, Eva Dézulier a poursuivi des études de lettres à l’École normale supérieure de Lyon. Agrégée de lettres en 2012, elle enseigne dans un lycée, près de Saint-Étienne, où elle vit avec sa famille. Les Nuits prodigieuses est son deuxième roman.
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