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“Lettre à mon père” est un récit du silence. D’une famille où la discrétion, la réserve et la pudeur sont la règle. Raconter c’est s’exposer. La vie des parents avant la naissance de leurs enfants, leur intimité et amour deviennent indécents, presque vulgaires. Leïla Sebbar a appris à ne pas poser de question. Elle est la troisième enfant d’une famille mixte, son père étant Algérien musulman et sa mère française. Dans l’espoir que ses enfants soient acceptés dans cette société française blanche, son père, Mohammed, lui occulte les récits de son enfance, sa religion et jusqu’à sa langue. Elle ne parle pas l’arabe de sa grand-mère, et ne sait pas comment décrire les paysages de l’Algérie qui lui sont si chers. Cette terre, elle ne la connaît qu’à travers les aventures d’Isabelle Eberhardt, son mentor. L’exploratrice Suisse, qui s’était convertie à l’Islam sous le nom de Si Mahmoud Saadi et portait l’uniforme des cavaliers arabes, emmène Leïla à la découverte de paysages familiers, et pourtant si distants.

Comment nomme-t-on, en arabe, les fleurs, les plantes et les arbres, les sources et les oueds, les grottes et les ravins de ton pays, le mausolée des Saints sur la colline ? Père, cher père, tu ne m’as pas donné les mots qui font vivre le ciel, la terre et l’eau et le soleil de ton pays.

Bien qu’elle y ait vécu plus de vingt ans, L’Algérie reste le pays de son père. Leïla ne s’y sent pas chez elle. Mais aujourd’hui, dans “Lettre à mon père”, l’auteure ose se replonger dans le passé. Elle pose enfin les questions qu’elle a gardé au plus profond de son être depuis tant d’années. Mais, cette quête la culpabilise. Elle enfreint les règles inculquées par ses parents. Elle manque de pudeur. Elle expose, à nu, des vies qui auraient dû rester cachées. À travers le dialogue qu’elle improvise entre son personnage et celui de son père défunt, Leïla Sebbar redevient une enfant. Elle craint la réprimande paternelle, se confond en excuses lorsqu’elle est accusée de partager dans ses ouvrages photographies et lettres familiales. Mais malgré tout, elle insiste. Elle veut savoir.

Tu dévoiles le corps, l’âme, l’esprit de tes père et mère à un public inconnu, étranger à notre histoire. C’est une atteinte à notre intégrité, tu ne crois pas ? Que fais-tu des valeurs que nous vous avons transmises, respect, discrétion, dignité ?

Après son départ d’Algérie, Mohammed ne parla plus de son pays natal. Meurtri par cet exil forcé, il nage à Nice comme il nageait enfant, à Ténès. Il se remémore l’odeur des figuiers et des citronniers amers, revoit le phare du Cap Ténès, qu’il ne reverra jamais. L’exil de Mohammed Sebbar n’a pas de fin. Même dans la mort, il n’a pu rejoindre son Algérie, cette Algérie qui l’a blessé. Il n’évoque pas son passage en prison, ni la torture que subit Danielle, sa fille, arrêtée à Alger lors de la révolte des étudiants de 1968, mais il ne pardonnera jamais aux siens, de lui avoir arraché l’Algérie. Il partira sans se retourner. Il ne partagera pas sa peine à ses enfants qui souffrent de son silence, sentant qu’ils sont tenus à l’écart de leur héritage. Alors Leïla Sebbar cherche. Elle interroge outre-mort, pleure, se confronte enfin à père qu’elle n’a jamais questionné, jusqu’à aujourd’hui… Elle a tellement raison d’écrire que : “nous sommes tous, peu ou prou, des exilés du roman familial de nos parents”.

Éliane BEDU
articles@marenostrum.pm

Sebbar, Leïla, “Lettre à mon père”, Bleu autour, “D’un lieu l’autre”, 17/06/2021, 1 vol. (197 p.), 16€

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