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Martine Gasnier, Sur les ruines des barricades, éditions Zinédi, 28/09/23, 172 p., 18,9€

Un amour né dans le tourment et la tourmente

Sur les ruines des barricades commence précisément là où finit la Commune de Paris. Pour ceux qui l’auraient oublié, la Commune a duré deux mois et dix jours, du 18 mars au 28 mai 1871, alors que la France venait de perdre la guerre face à la Prusse de Bismarck. Pendant son soulèvement contre le pouvoir en place, le peuple parisien a été maître de son destin. La Commune s’est terminée par la “Semaine sanglante”, celle du dimanche 21 au dimanche suivant, 28 mai 1871. Le mur des Fédérés est toujours debout au cimetière du Père-Lachaise, là où 147 combattants ont été fusillés et jetés dans une fosse commune au pied du mur. C’était le temps de toutes les exactions.

Née en Normandie, docteur en histoire du droit, Martine Gasnier tient à nous livrer un roman, une véritable fiction qui dépeint une passion dévorante entre un homme et une femme pendant la Commune. Dès la première page, l’auteure place l’action dans le temps et l’espace. La Semaine sanglante vient d’avoir lieu, l’insurrection est écrasée et “Paris est un champ de ruines au milieu desquelles le feu couve encore“. Comme on le sait, et cela avant même l’expression latine vae victis, le malheur est le lot des vaincus. Les communards doivent payer cher le prix de leur opposition à l’ordre établi des prétendus républicains, des hommes qui en réalité nourrissent une grande nostalgie pour la monarchie absolue et abhorrent les idées révolutionnaires. Ivres de leur victoire, les soldats du général Mac-Mahon escortent le cortège des damnés vers le château de Versailles, non pas pour leur montrer les splendeurs de la galerie des Glaces, mais pour les présenter devant des conseils de guerre enclins à une justice expéditive et revancharde. À Versailles, au bout de plusieurs mois de détention dans des conditions inhumaines, les vaincus seront fixés sur leur sort : la condamnation à mort, la prison ou bien la déportation vers des colonies françaises outre-marines.
La narratrice va du général au particulier. Puis, comme si elle se tenait derrière une caméra, elle filme tour à tour Henri Lagarde et Lucie Darmon, ses protagonistes. Par touches successives, elle dresse leur portrait dans un Paris de tous les dangers. Originaire du Périgord, Henri est un artisan relieur dont le destin bascule avec l’insurrection. Il devient chef de bataillon qui se bat jusqu’au bout pour la victoire de la Commune, et la survie de son amour. Lucie la blanchisseuse est une belle femme au corps élancé, au “visage à la beauté grecque“. Comme Henri, elle s’engage dans la Commune, mais en tant qu’infirmière. Elle soigne les communards blessés et ne recule jamais face au combat.

Face aux tribunaux expéditifs de Versailles

Au cours d’une rafle chez les insurgés, Henri et Lucie se font arrêter. Le sort du couple sera scellé à Versailles, au palais royal devenu le symbole d’une justice aveugle triomphante. Ce passage atroce est d’une immense beauté :

Le convoi traversa Paris sous un soleil dont le feu asséchait les gorges et brûlait les yeux. Assoiffés, n’ayant avalé lors de leur détention que des écuelles de soupe claire accompagnée de pain sec, parfois moisi, les prisonniers peinaient à suivre la vitesse imposée par le service d’ordre. En cours de route, un chariot s’était joint à cet exode forcé. Très vite, on s’aperçut qu’il avait pour mission de ramasser les malades qui s’effondraient sur le bord de la route. Hissés sans ménagement et jetés sur le plancher, ceux-ci, à demi-inconscients, se laissaient emporter vers leur destin. Peut-être certains avaient-ils déjà entamé un dialogue avec la mort. Ils l’imploraient, en d’inaudibles prières, de faire vite avant que ne s’abatte sur eux le couperet de la justice militaire.

Comme dans toutes les guerres où la violence et la haine ne connaissent plus de limite, les vaincus sont dépouillés de leur humanité. Les communards sont traités en “troupeau humain”, en “cheptel”. Condamnés à la déportation, Henri et ses compagnons sont poussés dans “les wagons à bestiaux”. Ils sont entassés par groupes de quarante avec, pour tout viatique, des biscuits de guerre jetés à terre et deux seaux d’eau. Après une escale à Brest, Henri se retrouvera en Nouvelle-Calédonie, au bout du monde, alors que Lucie, elle, partira pour la prison de Saint-Lazare avec d’autres femmes considérées comme des délinquantes de droit commun. Avant sa déportation, Henri réussit à lui faire parvenir une lettre, il ne perd pas l’espoir de la retrouver. Pour corser l’intrigue et capter l’attention de son lecteur, la romancière questionne l’avenir. Elle s’interroge sur le pouvoir du temps, de l’oubli et des miracles de la passion amoureuse. À plusieurs moments de ce roman, on ne peut s’empêcher de penser à Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, mais c’est l’homme qu’on envoie au bagne cette fois.

Ce qu’ils deviendraient l’un et l’autre, nul ne pouvait le prédire. La promesse de retrouvailles au bout d’un long tunnel n’était pas de celles qu’on pouvait formuler sans risque de se parjurer. Quel rôle jouerait le temps face à l’absence ? Fortifierait-il leur amour ou l’éteindrait-il doucement sans cris, sans larmes, comme meurent toutes les amours fatiguées de caresser un fantôme ? Il voulait seulement, avant que l’océan ne l’emportât loin, très loin, la remercier de lui avoir offert des moments d’éternité.

Scènes de la vie bourgeoise à Rouen

Dans la deuxième moitié du roman, Lucie devient le personnage principal. On la suit beaucoup plus qu’Henri, vivant désormais si loin de la métropole. Une fois sa peine purgée, elle s’installe à Rouen et on assiste alors à des scènes de la vie de province, dignes de Balzac. Puis, bien avant Annie Ernaux, Lucie Darmon porte dans sa chair les écarts entre les classes sociales. Elle devient la voix des transfuges de classe. L’orpheline devenue blanchisseuse, puis communarde, connaît à présent une foudroyante ascension sociale. Elle s’embourgeoise alors que son passé, en particulier la période de la Commune, gronde toujours au fond d’elle-même. Femme intègre, elle joue néanmoins la carte de la franchise avec son entourage alors que cela pourrait lui coûter le confort de sa nouvelle vie professionnelle et familiale. C’est que la ville de Rouen lui réserve beaucoup de changements. De rebondissement en rebondissement, l’intrigue se corse incroyablement. Écorchée vive, Lucie ne retrouvera la vraie paix intérieure que lorsque les parlementaires cédant à la clémence votent l’armistice pour les communards en 1880, l’unique date qui traverse le roman. Le temps de la réconciliation étant enfin arrivé, on s’attend au retour d’un Henri Lagarde toujours hanté par l’image de sa bien-aimée du temps des barricades de la Commune.

Dans Sur les ruines des barricades, Martine Gasnier nous fait vivre une émouvante histoire d’amour dans une période terriblement cruelle de la France du XIXe siècle. Elle répond bien sûr à son interrogation à propos des retrouvailles et du rôle joué par le temps face à l’absence. Pour connaître les réponses, il faudra lire ce roman passionnant qu’on dévore d’une traite et qui est rédigé sans la moindre lourdeur. C’est que l’auteure sait faire courir sa plume tout en douceur. On aimera également la délicatesse de son écriture, et surtout son talent inné de sa grande conteuse, d’une Shéhérazade normande.

L’écriture a toujours accompagné la vie de Martine Gasnier. Son premier roman, l’Affaire Julie Clain, paru en 2018, a reçu le Prix de Littérature 2020 des Lions clubs de Normandie. Sur les ruines des barricades est son septième roman, et toujours aux éditions Zinédi. 

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Chroniqueur : Fawaz Hussain

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