Michel Maffesoli, Le Grand Orient : les lumières sont éteintes, Guy Trédaniel, 17/08/2023, 1 vol. (157 p.), 17€.
En février 1781, Marie Antoinette écrivait à sa sœur Marie-Christine : « Je crois que vous vous frappez beaucoup trop de la Franc-maçonnerie pour ce qui regarde la France ; elle est loin ici d’avoir l’importance qu’elle peut avoir en d’autres parties d’Europe, par la raison que tout le monde en est ; on sait ainsi tout ce qui s’y passe ; où est donc le danger ? » Née officiellement en 1717 à Londres, la Franc-maçonnerie fascine ou révulse. On l’a longtemps accusée d’avoir détruit la monarchie française, d’être l’ennemie de l’Église, et le célèbre ouvrage de Léo Taxil – Les mystères de la franc-maçonnerie –, publié à la fin du XIXe siècle, l’a dépeinte en « Synagogue de Satan ». Faisant du « secret » son fonds de commerce, captatrice de mythes, la franc-maçonnerie n’a cessé d’intriguer et de se dévoyer au cours des siècles, jusqu’à emprunter des « voies substituées », terme cher à Jean Baylot, et qui est au cœur du pamphlet du sociologue Michel Maffesoli : Le Grand Orient. Les lumières sont éteintes. Il porte dans cet ouvrage un regard extrêmement critique sur cette obédience maçonnique, l’accusant d’avoir trahi l’esprit originel, et d’être ainsi devenu un club politique au sein duquel l’initiation rituelle n’est plus qu’une banale formalité sans signification profonde.
Les métamorphoses du Grand Orient de France : de la quête spirituelle à l’activisme sociopolitique
La franc-maçonnerie française n’a pas attendu l’aube du XXIe siècle pour se trouver au centre de maintes controverses ou démêlés retentissants. Du fait de la multiplicité des obédiences, les dissensions auxquelles elle fait face témoignent – non point de son dynamisme – mais de l’évidence d’être dans une jungle au cœur de laquelle l’aspirant souhaitant y pénétrer éprouve toutes les peines à se frayer un sentier.
Deux courants s’opposent au sein de la franc-maçonnerie française. D’un côté, l’obédience traditionnelle de la Grande Loge Nationale Française, reconnue comme « régulière » par la Grande Loge Unie d’Angleterre. De l’autre, de nombreuses obédiences dites « irrégulières » (toujours selon la Grande Loge Unie d’Angleterre), dont la plus importante en termes d’effectifs est le Grand Orient de France. Alors que la Grande Loge Nationale Française exige de ses membres la croyance en Dieu (Grand Architecte de l’Univers), le Grand Orient de France accorde à chacun la liberté de croire ou de ne pas croire. S’il n’est question que de symbolisme au sein de la Grande Loge Nationale Française, le Grand Orient de France a pris le parti de reléguer cette question à « 5 minutes » par réunion, afin d’évoquer des faits sociétaux dans le secret d’une rituélique que seule l’initiation permet d’appréhender.
Que reproche Michel Maffesoli au Grand Orient de France ? Il dénonce vigoureusement la transformation de cette obédience en un « club », un « lobby », une « ONG » politique et sociétale, reniant ainsi la quête ésotérique et symbolique fondatrice de l’institution maçonnique. Nous pourrions objecter que ce n’est pas là une surprise ou une grande révélation car, depuis 1877, le Grand Orient de France, en supprimant l’obligation de croire en Dieu et à l’immortalité de l’âme, a marqué une rupture avec la tradition maçonnique. Cette obédience – ce qui est louable – a ainsi adopté une position de neutralité religieuse et philosophique, ouvrant ses portes aux athées et aux agnostiques. La même année, elle a abandonné les rituels maçonniques traditionnels au profit d’un rituel simplifié. Nonobstant, nous ne saurions nier que, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux trente Glorieuses, le Grand Orient de France a joué un rôle central dans l’évolution sociopolitique française. Influencés par des valeurs de laïcité, de démocratie et de justice sociale, ses membres ont activement participé à la consolidation de la Troisième République, à la séparation de l’Église et de l’État en 1905, à la promotion d’une éducation laïque, et à la Résistance contre l’Occupation nazie. Malgré son influence positive, le Grand Orient de France a souvent été l’objet de controverses en raison de sa nature discrète et de perceptions parfois erronées ou ambiguës sur son rôle dans les affaires publiques. C’est sur ce point précis que le bât blesse, et que l’ouvrage de Michel Maffesoli est particulièrement instructif : les lumières du Grand Orient seraient-elles en train de s’éteindre ?
Le poisson pourrit par la tête
Michel Maffesoli a été initié au Grand Orient de France en 1972, et il en a démissionné cinquante ans plus tard, en novembre dernier. La semaine suivante, il a été exclu par la « Chambre suprême de justice maçonnique », ce qui semble étonnant, comme si un salarié venait à être licencié après avoir signifié sa démission ! « Chambre Suprême de Justice Maçonnique » : quel titre pompeux ! On imagine volontiers que les verdicts sont rendus avec une solennité équivalente à celle d’un grand maître pâtissier qui choisit la crème « suprême » pour garnir son gâteau le plus mystérieux ! On imagine même que, dans cette parodique chambre de justice, l’équerre et le compas doivent se tenir à carreau si elles aspirent un jour à atteindre le degré « suprême » de l’objet de bureau le plus convoité : la perforatrice. À la lecture de ce pamphlet, il est évident que Michel Maffesoli a atteint le degré de perforation le plus élevé de cette institution, au point qu’il en a traversé les voiles de son opacité socioculturelle. De la même manière que la perforatrice bien aiguisée crée des ouvertures ordonnées dans des feuilles de papier, l’auteur a percé et mis au jour les dérives idéologiques de cette association prétendument bien-pensante, et « obsédée par l’idéologie progressiste ». Nous apprenons donc que :
Après tous, les historiens l’ont bien montré, c’est chose connue, les clercs intégristes deviennent sectaires. Puis par contraction, ils se muent en hypocrites habillant de leurs principes leurs combinaisons personnelles. C’est parce qu’ils ne sont rien dans le monde profane, ou pas grand‑chose, qu’ils en rajoutent dans l’institution dans laquelle ils ont trouvé refuge.
Il convient de ne surtout pas faire une généralité. Tous les francs-maçons ne sont certainement pas des Savonarole ou des hypocrites. L’immense majorité de femmes et d’hommes animés par des aspirations élevées, s’engage dans la franc-maçonnerie avec l’espoir de contribuer à un monde meilleur. Ils sont souvent des humanistes et des citoyens qui voient dans leur obédience un moyen d’atteindre des sommets moraux et éthiques. Toutefois, la déception s’installe lorsque ces membres sincères constatent que l’institution qu’ils ont tant idéalisée est en train de sombrer dans des dérives idéologiques et autoritaires. Cette désillusion est d’autant plus amère qu’elle contraste avec la pureté de leur engagement initial. Le chapitre « Le poisson pourrit par la tête » est donc très révélateur, car il met en exergue une vérité troublante mais incontournable : la franc-maçonnerie, cette institution dédiée à la quête de la connaissance et à la fraternité, est minée de l’intérieur par quelques individus orgueilleux agissant comme des taches d’encre sur un manuscrit précieux. Ces personnages, souvent médiocres dans leur existence « profane », par leur vanité et leur égocentrisme, non seulement ternissent l’image publique de l’ordre, mais sapent également sa cohésion interne, agissant tel un ver dans un fruit. Cette situation critique appelle à une réforme urgente. Comme l’a souligné Machiavel, le changement efficace doit venir du sommet. Il est donc impératif que les chefs du Grand Orient de France prennent des mesures drastiques pour restaurer l’intégrité et la dignité de leur organisation séculaire. À moins que – selon Michel Maffesoli – « le poisson pourrit par la tête » ne soit pas une banale métaphore piscicole, mais le slogan non officiel de ce qui se passe réellement dans les hautes sphères de certaines loges, et au sein d’une institution si corrompue et sectaire, qu’elle nous ferait passer une sardine avariée pour un mets de choix…
Le Grand Orient de France : entre Inquisition idéologique et abdication morale
D’aucuns pourraient donc penser que Michel Maffesoli est animé par un désir de vengeance à l’encontre de cette institution qui a pris cette sanction contre lui. C’est une évidence à la lecture de ce pamphlet, et c’est pourquoi il convient de s’attarder sur la raison qui motive cette exclusion. En tant qu’universitaire, l’auteur a accepté des invitations à débattre du Rassemblement National et de Reconquête, le parti d’Éric Zemmour. Pour le Grand Orient de France, il s’agit d’une ligne rouge franchie par le sociologue, qui a donc été exclu par le Tribunal « suprême ». Il cite d’autres exemples, et ils sont légion, où des membres ont dû – à tort ou à raison – subir les mêmes affres. Combattre les partis extrêmes est une évidence pour chacun d’entre nous. Nous l’avons vu ces derniers mois : l’extrémisme, qu’il soit de droite ou de gauche, menace les fondements mêmes de la démocratie, de la liberté et de l’égalité. Il est impératif de comprendre que l’indifférence ou la complaisance à l’égard de ces idéologies ne font qu’encourager leur propagation. Le silence est complice ; l’inaction, une abdication de notre responsabilité collective. Il ne s’agit pas seulement de protéger les institutions démocratiques, mais aussi de préserver l’humanité même de la dérive vers la haine et la division. Le combat contre l’extrémisme est donc un impératif moral et civique qui incombe à chacun d’entre nous, sans exception. Mais hélas, le Grand Orient de France refuse ce combat. Il épure comme un résistant de la 25e heure, et exclusivement vers les partis d’extrême droite. Cette posture est d’autant plus étonnante qu’elle contraste avec une certaine ouverture vers les partis d’extrême gauche qui adoptent une position trouble envers l’antisémitisme. On expulse ceux qui vont écouter Zemmour, et on ferme les yeux envers ceux qui vont applaudir le rappeur Médine. Étrange attitude…
Le Grand Orient de France, jadis un phare de tolérance et de pluralisme, se trouve aujourd’hui à un carrefour existentiel. Selon Michel Maffesoli cette institution s’est métamorphosée en une entité politique qui, sous le couvert de la défense des « valeurs républicaines, » adopte une posture inquisitoriale et dogmatique. Ce changement est d’autant plus alarmant qu’il s’étend jusqu’au cœur du pouvoir institutionnel, où le Grand Orient semble agir en tant que gardien des élites en place. En excommuniant les membres refusant de se plier à l’idéologie progressiste dominante, il rappelle les heures sombres de l’Inquisition. Si c’est un lieu où le débat intellectuel trouve sa place, alors il doit être encouragé. Pourquoi ne pratiquent-t-ils pas la « disputatio », cet exercice intellectuel qui incarne l’idéal de la dialectique, une méthode de raisonnement qui cherche à résoudre les contradictions par le dialogue et la discussion. Elle est l’antithèse de la dogmatique, car elle encourage l’examen critique et l’ouverture d’esprit. L’adoption d’une approche similaire à la « disputatio » pourrait être bénéfique, surtout lorsque l’on aborde des questions aussi sensibles que l’extrémisme ou le sectarisme. Au lieu de pousser vers la périphérie ou d’ostraciser les membres aux opinions divergentes, l’approche de la « disputatio » favoriserait un dialogue constructif et une réflexion commune. Cette méthode ne se contente pas de mettre en lumière les idées extrêmes ; elle les neutralise par le biais d’un raisonnement rigoureux et d’une argumentation solide. Michel Maffesoli critique le Grand Orient de France pour son manque d’intellectuels capables de mener une telle démarche. Toutefois, cette carence n’est pas propre à la franc-maçonnerie ; elle est le reflet d’une société qui, plus que jamais, a besoin de penseurs éclairés pour contrer l’extrémisme sous toutes ses formes. Il est regrettable de constater que dans la France contemporaine, les figures intellectuelles qui émergent semblent davantage s’aligner sur l’esprit de Drieu La Rochelle que sur la lumière éthique de Simone Weil. Ce constat n’est pas seulement un indicateur du climat idéologique, mais aussi un baromètre de l’état moral de la nation. Alors que Simone Weil incarnait une quête intransigeante de vérité et de justice, Drieu La Rochelle symbolisait une forme de désenchantement qui peut mener à des choix extrêmes. Ce déséquilibre entre ces deux archétypes intellectuels est révélateur des défis que nous devons relever dans notre société.
Le paradoxe du Grand Orient : entre échecs historiques et prétentions morales
La problématique de l’extrême droite au sein de la franc-maçonnerie est particulièrement révélatrice de cette dérive. Au lieu d’adopter une approche inclusive visant à ramener les frères égarés dans le droit chemin, le Grand Orient de France opte pour une exclusion brutale, avec force de « suprêmes » et iniques parodies de procès. Cette stratégie, loin de résoudre le problème, ne fait qu’exacerber les divisions et renforcer les idéologies qu’elle prétend combattre. En agissant de la sorte, l’ordre trahit non seulement ses valeurs fondamentales, mais risque également de devenir une chambre d’écho de l’orthodoxie idéologique.
Nonobstant, il convient de rappeler que la franc-maçonnerie n’est que le reflet de la société dans laquelle elle s’inscrit. Qui peut dire si, dans le secret de l’isoloir, ses membres ne penchent pas pour les partis d’extrême droite au même titre que leurs concitoyens du monde profane ? C’est une évidence.
La question cruciale que pose l’ouvrage est la suivante : le Grand Orient de France est-il encore le gardien des valeurs qu’il prétend défendre, ou est-il devenu le complice silencieux d’une dérive autoritaire et sectaire ?
Le livre de Michel Maffesoli, en soulevant cette problématique sème le trouble dans les esprits et interpelle profondément la conscience collective, y compris au sein des membres les plus éclairés du Grand Orient de France qui finissent par quitter l’obédience, parce qu’elle est incapable de saisir les aspirations profondes qui animent la société. Il s’adresse à la fois aux francs-maçons et au grand public, mettant en lumière les failles et les contradictions d’un ordre qui se veut gardien de valeurs universelles. Michel Maffesoli, en citant Hannah Arendt, nous rappelle que le totalitarisme peut s’insinuer là où l’on s’y attend le moins : « Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions, mais de détruire la faculté d’en former aucune. »
Le Grand Orient de France se trouve donc face à un paradoxe édifiant. D’un côté, alors qu’il était à son apogée, il n’a pas su prévenir en France la montée du nazisme, ni endiguer l’essor de l’extrême droite, malgré son engagement proclamé en faveur des valeurs humanistes et républicaines. De l’autre, il est indéniable que les francs-maçons ont payé un lourd tribut lors de la Seconde Guerre mondiale, victimes de persécutions, ce qui témoigne de leur engagement contre les forces totalitaires.
Ce paradoxe soulève des questions cruciales sur la pertinence et l’efficacité du Grand Orient de France en tant que force morale et intellectuelle. Hannah Arendt, dans son étude du totalitarisme, nous offre une perspective éclairante : « La fin d’une époque ne signifie pas nécessairement que ses concepts ont perdu leur pouvoir dans l’esprit des hommes… leur souvenir demeure plus tyrannique. » Le Grand Orient, malgré ses échecs historiques, continue de fonctionner comme un gardien moral, sans avoir réussi à anticiper ou à contrer les mouvements qui ont menacé les valeurs qu’il prétend défendre. En résumé, les lumières sont éteintes ; il ne sert plus à rien !
Renaissance ou crépuscule ?
L’ouvrage de Michel Maffesoli agit donc comme un miroir réfléchissant, renvoyant à la franc-maçonnerie l’image d’une institution en perte de sens, tiraillée entre son passé glorieux et ses échecs présents. S’il ne veut pas sombrer dans l’insignifiance, il est donc impératif que le Grand Orient de France, tout en honorant la mémoire de ceux qui ont payé de leur vie leur engagement, se réinvente pour faire face aux défis actuels, notamment l’irrémédiable montée des idéologies extrémistes en Europe. Ce n’est qu’en embrassant une démarche de réforme et de dialogue qu’il pourra espérer regagner sa pertinence et son influence dans une société en si rapide mutation. Si le Grand Orient de France ne parvient pas à transcender ses contradictions et à se réinventer face aux menaces idéologiques grandissantes, alors il ne sera plus qu’une coquille vide, un simulacre d’idéalisme, validant ainsi les sombres présages de Michel Maffesoli.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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