Thierry Grillet, Mystiques méditerranéennes Volume 2, L’histoire oubliée de notre civilisation, Les Presses littéraires, 17/01/2024,1 vol. (245 p.), 22€.
Thierry Grillet n’est pas un écrivain comme les autres. Journaliste et photographe basé à Perpignan, il sillonne depuis plus de trois décennies les routes de l’Aude et des Pyrénées-Orientales, à la rencontre des visages et des histoires qui font la singularité de ces territoires. Mais au-delà de son travail de journaliste, il nourrit une passion dévorante pour l’Histoire, et plus particulièrement pour les strates enfouies du passé méditerranéen au sein de « pays cathare » tellement inspirant, et surtout inspiré…
C’est cette quête érudite et intime qui a conduit Thierry Grillet à publier, après plusieurs ouvrages consacrés à la musique et à la peinture, la série Mystiques Méditerranéennes. Le premier tome nous avait déjà entraînés sur les traces des hérétiques cathares, des kabbalistes languedociens, des soufis andalous et de bien d’autres figures oubliées. Ce second opus approfondit le sillon, en croisant de nouveau la grande Histoire et les destins individuels, les idées et les lieux, les faits avérés et les zones d’ombre propices à une forme d’imagination métaphysique.
Divisé en quatre chapitres et vingt-trois textes, ce Mystiques Méditerranéennes, l’histoire oubliée de notre civilisation nous parle de catharisme et de judaïsme, d’ordres de chevalerie et de résistance spirituelle, de sel et de poésie, de psychiatrie révolutionnaire et de flamenco réinventé. Un foisonnement cohérent, profondément humaniste, qui dessine en filigrane le visage secret d’une Méditerranée intérieure, où les hommes n’ont cessé d’opposer la force fragile de l’esprit aux ténèbres de leur temps.
Le catharisme, un christianisme méconnu et réprimé
Dans un long texte intitulé « Méta Catharisme », Thierry Grillet revient sur ce mouvement religieux qui, entre le XIe et le XIVe siècle, jeta un ultime éclat avant d’être impitoyablement réprimé par le pouvoir catholique. Mais il ne se contente pas de retracer les épisodes et les figures marquantes de cette tragédie historique. Il s’attache aussi et surtout à comprendre les ressorts intimes de la doctrine et de la foi cathares.
Avec une incontestable hauteur de vue, il replace ce courant dans la longue histoire du christianisme gnostique et de ses démêlés avec l’orthodoxie romaine. Des Esséniens aux Manichéens, des Bogomiles aux adeptes de l’évêque Priscillien, on découvre que le catharisme s’inscrit dans une tradition séculaire : celle d’une quête de pureté spirituelle fondée sur une lecture à la fois fidèle du message christique.
Thierry Grillet met en lumière les liens souterrains entre le catharisme et ces mouvements qui, d’Orient en Occident, ont été pourchassés par une Église avide de monopole sur les âmes et sur les biens terrestres. Mais en déroulant le fil de ces hérésies vaincues, l’auteur évite tout à la fois l’apitoiement sur le sort des perdants historiques et les séductions d’un ésotérisme factice ; en vérité, ce christianisme originel n’avait rien d’ésotérique, contrairement à ce qu’espèrent les foules de touristes parcourant le pays cathare. Son « Méta Catharisme » est donc une leçon de rigueur et de subtilité au service d’une métaphysique de la liberté intérieure.
L'âge d'or des communautés juives en Catalogne médiévale
Le judaïsme est l’autre grand filon spirituel exploré par notre journaliste dans ce « Mystiques Méditerranéennes ». À travers quatre étapes successives (Gérone, Narbonne, Perpignan, Besalù), il reconstitue la vie au sein des communautés juives catalanes au Moyen-Âge. Et le tableau est aussi chatoyant que contrasté.
D’un côté, la créativité et l’érudition de ces communautés forcent l’admiration. Des kabbalistes de Gérone, qualifiée de « Ville Mère d’Israël », aux maîtres de Narbonne, « phare de la pensée juive du XIe au XIIIe siècle », le judaïsme catalan a enfanté des écoles de pensée rayonnantes. Portées par des figures comme Nahmanide, Isaac l’Aveugle ou Azriel de Gérone, elles ont magnifiquement contribué au renouveau de la mystique juive.
Mais ce bouillonnement spirituel se déploie sur fond de persécutions récurrentes. De l’autre côté du miroir scintillant des communautés de Perpignan ou de Besalù, il y a l’enfermement, la suspicion, les massacres, les conversions forcées. Jusqu’à l’expulsion définitive de 1492 qui viendra clore un âge d’or paradoxal, où l’étude et la foi ont sans cesse côtoyé la souffrance et les vexations infligées par le pouvoir chrétien. Cette expulsion va – de toute évidence – précipiter le déclin de l’Espagne.
Sur les terres des seigneurs, des Templiers et des Cathares audois
Après les envolées spirituelles, retour sur terre : dans son troisième chapitre, Thierry Grillet nous entraîne sur ses terres d’élection de l’Aude et plus précisément de la Haute Vallée. Trois sujets retiennent son attention, et à travers eux trois lieux emblématiques.
D’abord la commanderie templière de Campagne-sur-Aude. Dans une enquête fouillée, quasi archéologique, l’auteur exhume les traces de l’implantation de l’Ordre du Temple en ces lieux. Entre obligations militaires et vocation spirituelle, il éclaire l’histoire et la postérité de cette présence.
Puis Saint-Just et Le Bézu, fiefs de deux lignages, les Sismundi d’Albedun et les d’Aniort, qui prirent fait et cause pour les Cathares. Là encore, en croisant les sources et en arpentant le terrain, Thierry Grillet redonne chair à ces seigneurs qui, au nom de leur foi et de leur liberté, s’opposèrent à la croisade dévastatrice menée par Simon de Montfort.
Enfin, dans un texte plus ésotérique, il s’intéresse aux mystérieux pouvoirs dévolus à trois ressources naturelles emblématiques de la Haute Vallée : le sel de la source de Sougraigne, les pierres de jais et d’ambre. Entre légendes et propriétés avérées, l’auteur fait remonter à la surface un imaginaire souterrain où le minéral recèle des trésors symboliques insoupçonnés. Nous sommes incontestablement dans un lieu « où souffle l’esprit du Graal » et Thierry Grillet confirme son talent d’enquêteur et de passeur entre le visible et l’invisible. Il réenchante des hauts lieux de notre mémoire en exhumant la part secrète, sans jamais tomber dans les pièges de l’occultisme facile. Un exercice délicat et jubilatoire.
Galerie de portraits : destins croisés de l'espace méditerranéen
Le dernier chapitre nous offre une magnifique galerie de portraits de personnages qui, tous à leur manière, incarnent les vertus singulières de l’espace méditerranéen. Deux enfants de l’Aude d’abord, injustement méconnus : Jean Journet, ardent propagandiste du fouriérisme et François Tosquelles, psychiatre visionnaire à l’hôpital de Saint-Alban.
Puis Thierry Grillet rend un bel hommage à plusieurs écrivains dont le destin et l’œuvre portent l’empreinte de ces terres : le poète Pierre Reverdy, natif de Narbonne, l’inclassable et magnifique Joseph Delteil, l’humaniste Benjamin Crémieux mort à Buchenwald en 1944, ou encore George Orwell dont l’engagement dans les rangs du P.O.U.M pendant la guerre d’Espagne sera déterminant.
Deux belles figures d’artistes en résistance complètent le tableau : la fière Alma Mahler en cavale anti-nazie, et surtout l’immense Camaron de la Isla. Sur les pas de ce chanteur qui révolutionna le flamenco, Thierry Grillet signe un superbe texte, érudit et viscéral, où il explore les racines gitanes et transpyrénéennes d’un art majeur.
Comme autant de constellations éclairant le ciel de notre mémoire, ce quatuor final vient dessiner en pointillé une cartographie intime de l’espace méditerranéen. Tissé d’exils et de combats, de poésie et de mystique, d’insoumission et de fraternité. Une cartographie à laquelle ce deuxième tome des Mystiques Méditerranéennes apporte une contribution majeure.
Un écrivain habité et passionné
Au terme de cette traversée, une évidence s’impose : Thierry Grillet un écrivain habité et passionné par les mystiques méditerranéennes, capable de ressusciter les temps révolus par la seule force de l’alchimie de sa plume. Son style, précis mais enfiévré, épouse les méandres d’une pensée qui jamais ne se satisfait des explications convenues.
Ce Mystiques Méditerranéennes, l’histoire oubliée de notre civilisation relève d’une démarche inclassable. En mariant avec bonheur la rigueur historique et l’intuition littéraire, la curiosité tous azimuts et l’engagement viscéral, l’auteur invente une nouvelle manière de faire de la micro-histoire. Il se fait le passeur d’une Méditerranée porteuse d’avenir, matrice toujours féconde où de grands rêves naissent sur les décombres des illusions perdues.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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