Rosie Pinhas-Delpuech, Naviguer à l’oreille, Actes Sud, 02/10/2024, 192 pages, 19,50€
Avec Naviguer à l’oreille, Rosie Pinhas-Delpuech nous convie à un voyage singulier, une exploration intime et polyphonique qui transcende les frontières du récit autobiographique. L’auteure, traductrice et écrivaine née à Istanbul, y tisse une trame complexe où s’entremêlent les fils de l’histoire familiale, les échos des langues et des cultures, et les résonances d’un XXe siècle traversé de fractures et de métamorphoses. L’ouvrage se présente comme une quête de sens, une tentative de recomposer un puzzle mémoriel fragmenté par les exils, les silences et les non-dits. Au fil des pages, l’auteure interroge les traces laissées par l’Histoire, la complexité des identités plurielles et la puissance évocatrice de la musique et de la littérature.
Istanbul, creuset d'identités et théâtre des premières années de Greta
L’ouverture du récit sur la naissance de Greta en 1919 à Istanbul n’est pas fortuite. Elle pose d’emblée les jalons d’une existence qui se déploiera sous le signe de la multiplicité et de la transition. La ville, alors au crépuscule de l’Empire ottoman, apparaît comme un microcosme où coexistent et s’enchevêtrent les identités. Juifs, Grecs, Arméniens, Turcs et Levantins se côtoient dans un espace urbain qui porte encore les traces d’une splendeur révolue et les stigmates des conflits passés. Rosie Pinhas-Delpuech restitue, avec une acuité quasi sensorielle, le foisonnement de ce carrefour des mondes. La figure de Flora, mère de Greta, domine ces premières pages, incarnant une mémoire vive, gardienne d’une histoire familiale marquée par la tragédie et le déracinement.
Elle naît probablement en 1919, sans doute au printemps, quand les marguerites dévalent les pentes de la Maritsa et que les Tsiganes avec leurs jupes fleuries et leur hotte sur le dos passent dans la rue en criant “Mar-ga-rita".
Dès cette ouverture, le lecteur est plongé dans un univers où la vie et la mort, l’éphémère et le permanent, l’individuel et le collectif sont indissociablement liés. La figure de la mère, survivante et porteuse de mémoire, devient le pivot autour duquel s’articule le récit de Greta. Le quartier de Galata, avec sa tour génoise, devient un personnage à part entière, incarnant un lieu de rencontres et de métissages où s’invente une culture hybride. L’auteure met en lumière une ville cosmopolite, un espace de coexistence, où la diversité culturelle et religieuse est une réalité quotidienne. Le récit s’attarde sur ce qui forme l’identité de l’héroïne, à la fois ancrée dans un héritage séculaire et ouverte sur le vaste monde.
L'allemand, langue d'adoption et l'ombre de la Shoah
L’immersion de Greta dans la culture allemande, à travers son éducation à la Bürgerschule, constitue un tournant décisif. L’allemand, langue de l’enfance, de l’apprentissage et de l’amitié, se charge d’une ambiguïté tragique. Rosie Pinhas-Delpuech explore cette contradiction : la langue de Goethe et de Schiller devient aussi celle des persécuteurs nazis. L’auteure décrit la montée du nazisme comme une ombre menaçante, à peine perceptible, mais pourtant réelle, au sein d’une communauté qui ignorait ce qu’il adviendrait peu après.
C’est ainsi qu’un beau matin de 1924 ou 1925, elle conduit la petite Greta qui a trois ou quatre ans au Kindergarten de la Bürgerschule, qui deviendra plus tard la Deutsche Oberrealschule où elle étudiera en allemand jusqu’en 1936 ou 1937. Une douzaine d’années d’immersion totale dans une langue et une culture qui subiront pendant cette période la crise de civilisation la plus tragique de l’histoire occidentale moderne.
La relation avec Paul Peter Danielsen, l’employeur et mentor de Greta, introduit une autre dimension, plus personnelle et introspective, du récit. À travers lui, c’est tout un pan de la culture allemande, celle de la littérature, de la musique et de la réflexion, qui s’ouvre à Greta et qui deviendra un refuge, comme un écho lointain à l’indicible qui se déroule ailleurs, mais aussi une source d’enrichissement intellectuel et émotionnel. Cette éducation allemande, au contact d’une figure bienveillante et paternelle, contraste fortement avec la violence sourde de l’histoire.
La Shoah, bien qu’éloignée des rives du Bosphore, imprègnera alors le récit d’une tension sourde. Les silences, les allusions, puis l’irruption du procès d’Eichmann dans le quotidien familial, vont créer une dissonance entre le vécu personnel et l’horreur collective. Le procès, retransmis à la radio, deviendra un événement cathartique, forçant les personnages à affronter l’innommable. Il y a l’émergence progressive d’une langue qui ne parvient pas à dire l’horreur. La confrontation avec le réel est d’autant plus intense quand il passe par une langue et une culture si familières.
L'héritage linguistique et la quête d'une langue juste
Le récit se mue en une réflexion sur l’héritage linguistique et culturel. La juxtaposition de l’allemand, du français, du turc et du judéo-espagnol dans l’environnement familial de l’auteure crée un espace polyphonique où chaque langue porte en elle une histoire, une mémoire, une sensibilité particulière. La langue est le corps principal du récit. Elle fait le lien entre les générations, mais elle est aussi un terrain mouvant, instable et parfois inaccessible. La quête d’une langue juste, capable d’exprimer l’indicible, de nommer l’innommable, est un motif central.
Le rapport au corps et à la nature, bien que discret, affleure en filigrane. Rosie Pinhas-Delpuech évoque la relation ambiguë de l’homme à la nature, comme une présence à la fois familière et étrangère. La nature, la pluie, le vent et les paysages de la campagne ne sont jamais de simples décors, mais des témoins silencieux et parfois des miroirs des émotions et des bouleversements intérieurs des personnages.
Je suis petite encore le soir dans mon lit d’enfant et je ne sais rien de ces histoires, mais je ne suis plus innocente. Entre chien et loup, bei Nacht und Nebel, je devine obscurément quelque chose.
La figure maternelle est centrale. Flora, la grand-mère, incarne la transmission d’une mémoire séculaire. Elle est celle qui initie sa petite-fille aux récits bibliques, aux prières en hébreu, aux histoires de la tradition juive. Elle est la détentrice d’un savoir ancestral, qu’elle transmet avec une forme de gravité, comme si elle pressentait que cet héritage était à la fois précieux et fragile. Mais c’est à travers Greta, la mère, que se cristallisent les tensions entre les langues et les cultures. Son rapport à l’allemand, langue à la fois aimée et chargée d’un poids historique, devient le symbole d’une identité complexe, marquée par la perte, le déracinement et la quête de réconciliation.
Le silence et le non-dit jouent un rôle crucial. Rosie Pinhas-Delpuech explore l’impossibilité de tout dire, de tout nommer. La langue se heurte à l’indicible de la Shoah, à l’horreur des camps, à la violence de l’histoire. Les silences, les ellipses, les non-dits deviennent alors aussi signifiants que les mots eux-mêmes. Ils révèlent les failles, les manques, les zones d’ombre de la mémoire individuelle et collective.
Elle ne veut pas entendre qu’un obus allemand a tué André, que les deux pays sont ennemis et les deux cultures, antagonistes. Elle chante encore et parle dans cette langue qui la traverse et l’anime. On lui dit, Mais Greta, comment oses-tu encore ? Elle rétorque de son côté, L’Église, les conversions, les dénonciations, vous trouvez que c’était mieux ?
Le rapport au corps, au concret et aux éléments est particulièrement présent quand il s’agit de l’enfance, un âge où les sens priment encore sur le verbe. C’est en cela que l’intelligence artificielle, mentionnée de manière métaphorique, ne peut que peiner à émuler.
Une langue pour se dire et se souvenir
Naviguer à l’oreille se révèle être une œuvre profonde et subtile, qui dépasse largement le cadre du simple récit autobiographique. En explorant les méandres de son histoire familiale, Rosie Pinhas-Delpuech touche à des questions universelles : la quête d’identité, le poids de l’histoire, le rôle de la langue dans la construction de soi et du rapport au monde. Le livre est une méditation sur le pouvoir et les limites du langage. La langue y est à la fois un refuge et un champ de bataille, un instrument de transmission et un obstacle à la communication, un vecteur de mémoire et un lieu de refoulement. L’écriture est riche et précise, restitue avec justesse la complexité des émotions et des sensations. Elle parvient à créer un espace littéraire où l’intime et le collectif se rencontrent, où le passé et le présent dialoguent, où les langues et les cultures s’interpénètrent. L’auteure nous convie à une réflexion profonde sur la condition humaine, sur notre rapport à la mémoire, sur notre capacité à nommer l’indicible. La musique, la littérature, la nature apparaissent comme autant de langages alternatifs, capables de suppléer aux défaillances de la langue, de dire ce qui échappe aux mots.
Naviguer à l’oreille est un livre sur la perte, le deuil, l’exil, mais aussi sur la résilience, la transmission, la reconstruction de soi. C’est un hymne à la complexité et à la richesse des identités plurielles, une invitation à écouter les murmures du passé pour mieux comprendre le présent. C’est une œuvre subtile, exigeante, qui résonne en nous longtemps après l’avoir lue. Un livre qui, comme la musique, se vit autant qu’il se comprend, se ressent autant qu’il se pense. Un livre qui nous rappelle que la littérature, lorsqu’elle atteint ce degré de justesse et de sincérité, a le pouvoir de nous éclairer, de nous émouvoir et, peut-être, de nous aider à naviguer dans les eaux troubles de nos propres existences.
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